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mercredi 23 mars 2016

Qui sont les tueurs de Beni?



Le Groupe d’étude sur le Congo (GEC) est un projet de recherche indépendant, à but non lucratif, dédié à la compréhension de la violence qui affecte des millions de Congolais. Nous effectuons des recherches rigoureuses sur les différents aspects du conflit en RD Congo. Toutes nos recherches se nourrissent d’une connaissance historique et sociale approfondie du problème en question.
Nous sommes basés au Centre de coopération internationale de l’Université de New York (Center on International Cooperation, New York University) et nous travaillons en collaboration avec le Centre d’études politiques de l’Université de Kinshasa.

I.                   RÉSUMÉ ET RECOMMANDATIONS
Depuis octobre 2014, les environs de la ville de Beni dans le nord-est de la République démocratique du Congo (RD Congo) ont été le terrain de massacres comptant parmi les pires de l’histoire récente du Congo. Plus de cinq cent personnes ont été tuées et des dizaines de milliers ont fui leurs foyers.
La mission de l’ONU et le gouvernement congolais ont déclaré publiquement que les massacres sont l’œuvre des rebelles ougandais des Allied Democratic Forces (ADF).
Les recherches du Groupe d’étude sur le Congo (GEC), réalisées à partir d’entretiens avec plus de cent témoins et leaders locaux, indiquent que la dénition des ADF est à revoir. Au lieu d’un groupe islamiste étranger motivé par la vengeance, nos recherches décrivent plutôt un groupe qui, au cours de vingt années d’insurrection autour de Beni, a ni par tisser des liens forts avec les milices et des groupes d’intérêts locaux. Mais notre enquête préliminaire indique que la responsabilité des massacres ne peut pas être attribuée seulement aux ADF. En plus des commandants qui appartiennent strictement aux ADF, certains membres des Forces armées de la République démocratique du Congo (FARDC), des anciens du Rassemblement congolais pour la démocratie–Kisangani/Mouvement de libération (RDC–K/ML), ainsi que des membres des milices communautaires sont aussi intervenus dans les attaques contre la population civile.
Nous ne pouvons pas nous prononcer sur les chaînes de commandement ou sur les motivations de ces groupes, mais il est clair que le gouvernement congolais et la Mission de l’Organisation des Nations Unies pour la stabilisation en RD Congo (MONUSCO) n’ont pas fait les efforts suffisants pour répondre à cette crise et ont mal identifié l’ennemi. Souvent, bien qu’ayant perdu des centaines de soldats dans les opérations contre les ADF qui ont eu lieu avant juillet 2014, les FARDC n’ont pas réagi à temps pour protéger la population pendant et après les événements, un manque d’initiative que l’on reproche aussi à la MONUSCO. Nos chercheurs ont documenté des cas où des officiers des FARDC ont dissuadé leurs unités d’intervenir pendant des massacres et il existe de nombreuses preuves indiquant que des membres des FARDC ont activement participé aux massacres.

RECOMMANDATIONS :
• Le gouvernement devrait constituer dans les plus brefs délais une commission d’enquête spéciale dirigée par un procureur militaire haut gradé pour enquêter sur les actes de violence perpétrés autour de Beni depuis octobre 2014. Les résultats de l’enquête devraient être rendus publics;
• La MONUSCO devrait mener une enquête en vue d’établir les responsabilités dans les massacres de Beni. Le Département des opérations de maintien de la paix de l’ONU devrait également évaluer la performance de la mission en relation avec ces massacres;
• Le Sénat et l’Assemblée de la RDC nationale devraient constituer une commission d’enquête conjointe chargée de situer les responsabilités politiques, notamment le rôle qu’ont pu jouer les responsables des institutions en charge de la sécurité dans la commission des massacres autour de Beni;
Le gouvernement congolais devrait proposer un plan de stabilisation et de sécurisation pour le territoire de Beni qui implique les FARDC, les communautés locales et la MONUSCO. Ce plan devrait être mis en place dans le cadre du plan provincial de stabilisation, en coordination avec le Plan de stabilisation et de reconstruction de l’est de la République démocratique du Congo (STAREC) et conformément aux recommandations émises par la Stratégie Internationale de Soutien à la Stabilisation et à la Sécurité (I4S).

II. INTRODUCTION
Entre octobre 2014 et décembre 2015, autour de la ville de Beni, plus d’un demi-millier de civils ont été assassinés, essentiellement à l’arme blanche. Cela faisait dix ans que le Congo n’avait pas connu des massacres d’une telle ampleur et d’une telle brutalité. Paradoxalement, l’identité des responsables est à ce jour restée une énigme et prête à controverse.
Dès le début, les institutions officielles et les médias ont déclaré qu’il s’agissait de membres des ADF, un groupe rebelle ougandais basé en RDC. L’explication semblait logique puisque les massacres ont commencé au premier semestre de 2014, juste après le démantèlement des bastions des ADF par les Forces armées de la République démocratique du Congo (FARDC) dans la plaine de la Semuliki, adjacente au Mont Ruwenzori. Les FARDC se sont vantées du succès de l’opération Sukola I qu’elles ont menée avec le soutien de la Brigade d’intervention (Force Intervention Brigade, FIB) de la MONUSCO. Les partisans de cette théorie disent que les ADF auraient été motivées par un esprit de vengeance à l’encontre des populations locales parce que celles-ci les auraient trahis, ou auraient voulu délégitimer les FARDC en montrant qu’elles étaient incapables de protéger la population locale.
Cette version a vite été contredite ou nuancée par différentes parties. Certaines autorités gouvernementales ont cru y voir la main invisible de Mbusa Nyamwisi, un leader local passé à l’opposition et parti en exil depuis la guerre menée contre le groupe rebelle M23. De son côté, celui-ci a accusé des officiers des FARDC d’être à la fois commandants des FARDC et des ADF.
Entre temps, une commission parlementaire, instituée en vue de faire la lumière sur les massacres, avait dénoncé des carences dans le commandement des FARDC. Enfin, la coïncidence de ces massacres avec les migrations récentes des populations d’expression kinyarwanda a accentué les spéculations concernant l’identité des meurtriers.
1 Malgré cette énigme et l’ampleur de la violence, aucune investigation approfondie n’a été initiée par le gouvernement de Kinshasa, les Nations Unies, ou les organisations non-gouvernementales.
2 La présente enquête essaie de répondre aux questions suivantes : Qui a perpétré les massacres ?
Quelles sont les causes sociales et structurelles qui se cachent derrière ces massacres ? Quels sont les enjeux, les stratégies et les motivations des acteurs directement ou indirectement intéressés par l’insécurité à Beni? Ce rapport présente les résultats préliminaires de nos recherches.

III. PRÉSENTATION DES FAITS
Que s’est-il passé exactement dans les environs de la ville de Beni entre octobre 2014 et février 2016?
La plupart des médias ont accepté, sans la remettre en cause, la version de l’armée congolaise et de la MONUSCO : les ADF, un groupe de reclus islamistes, ont été tenues responsables des tueries.
3 Notre enquête conrme que les ADF sont, en grande partie, responsables de la violence. Mais il est aussi évident que l’interprétation des autorités et de la presse, qui voient les ADF comme « un groupe djihadiste et islamiste », 4 « appartenant à la mouvance islamique … en contact avec des djihadistes de Somalie et du Kenya » 5, entretenant « des liens avérés avec les Shebabs » 6 ne reflète pas la réalité. Après plus de vingt ans vécus en terre congolaise, les ADF se sont profondément enracinées dans la société locale et ont tissé des liens avec d’autres groupes armés locaux. Il n’est donc pas surprenant que le réseau de tueurs inclue des ADF d’origine ougandaise, mais aussi des soldats des FARDC, d’anciens officiers du RCD/K-ML, et des milices communautaires.
Nos conclusions se basent non seulement sur des témoignages directs, mais aussi sur des preuves circonstancielles telles que le comportement des assaillants et la langue qu’ils parlent. Nous avons interviewé 110 témoins oculaires, membres des services de sécurité, et cadres des organisations de la société civile et de l’administration locale. 7
Les massacres ont débuté le 2 octobre 2014 à Mukoko et à Kokola, à plus de 20 kilomètres au nord de la ville de Beni. Même si la population de cette région a déjà été victime de tueries pendant deux décennies, l’échelle, la brutalité des tueries et l’usage des armes blanches les ont distinguées des épisodes précédents. Des victimes ont été décapitées devant les membres de leur famille, des malades ont été démembrés dans leurs lits d’hôpital et des centaines de civils ont été tués à l’aide d’armes blanches. 8
Lors d’un seul massacre, qui a eu lieu le 20 novembre 2014 dans les villages de Tepiomba, Masulukwede et Vemba, 120 personnes ont été tuées. Depuis 2008, c’est probablement le bilan humain le plus lourd causé par une attaque militaire en RDC en une seule journée. 9
Compte tenu du contexte sécuritaire et du manque d’informations, il est difcile d’établir le nombre exact de morts dans tous les massacres.10
Néanmoins, nous pensons qu’au moins 551 personnes sont mortes lors de tueries, un chiffre qui se recoupe avec celui avancé par les Nations Unies. 11
Le rythme et l’intensité des massacres ont varié. Ces massacres ont culminé en novembre 2014, tandis qu’une sorte d’accalmie temporaire a été observée en janvier 2015, puis en août de la même année.

GRAPHIQUE 1 RYTHME DES MASSACRES
Comme le montre le graphique, les massacres commis en 2013 visaient la frange est du territoire de Beni, couloir fréquenté et contrôlé par les ADF. Il s’agit des villages enclavés du Parc national des Virunga, dont la partie nord, proche du Mont Ruwenzori, est devenue le bastion de la rébellion ougandaise. La série de massacres, entre octobre 2014 et décembre 2015, a pris une nouvelle tournure : les assaillants ont ciblé la partie nord du territoire de Beni, zone qui englobe les localités urbaines et rurales allant de Beni-ville à la limite du territoire entre Beni et l’Ituri. Les milieux ruraux restent les endroits privilégiés des meurtriers : alors que les carnages ont été perpétrés trois fois en ville (deux fois dans les faubourgs de Beni et une fois à Oicha), ils l’ont été à soixante-quinze reprises dans des milieux ruraux.
Concernant les personnes ciblées, il est difficile de faire des généralisations. Malgré certaines rumeurs, toutes les communautés religieuses ont été visées, même si la majorité des victimes était chrétienne, religion la plus représentée démographiquement dans la région. Les témoins interrogés attestent que les tueurs ne s’intéressent pas à la religion de leurs victimes avant de les tuer, et qu’il y a eu au moins un cas de musulman tué.12 De la même façon, la plupart des assassinats ont été commis sans discrimination ethnique apparente. Néanmoins, des indices font le lien avec un conflit entre les communautés originaires du territoire de Beni qui se sentent marginalisées, et plus exactement entre les Mbuba, considérés comme autochtones, et les Nande, accusés d’avoir envahi le territoire des Mbuba. Cette question sera discutée ultérieurement.
Malgré leur brutalité, les massacres ont connu un mode opératoire varié, ce qui pourrait conduire à penser que plusieurs groupes aient été impliqués. Les tueurs se déploient en groupes de taille variable, pouvant compter d’une dizaine à une cinquantaine de personnes. Ils
surprennent souvent leurs victimes pendant la nuit dans leur sommeil, mais opèrent aussi parfois le soir, au moment où les paysans rentrent des champs, dînent ou boivent leur bière. La composition des groupes diffère aussi : ce sont parfois des petits groupes, ou alors des groupes mixtes composés d’hommes, de femmes et d’enfants. Ils utilisent parfois la ruse pour distraire leurs cibles ou les voisins : les enfants jouent du tam-tam et chantent pendant qu’une partie des adultes tue et qu’une autre surveille les parages ou attend que l’opération soit terminée pour compter les morts. Les assaillants peuvent piller le lieu du massacre ou repartir sans rien emporter. Ils peuvent être vêtus de tenues militaires des FARDC, entre autres, ou combiner des qamis avec des vêtements ordinaires.
Dans tous les cas, après les carnages, ils se retirent tranquillement, sans précipitation ; on a aussi remarqué qu’ils préfèrent utiliser les armes blanches : machettes, haches, couteaux, marteaux et houes.
La langue parlée par les assassins est probablement l’aspect le plus abordé dans les rapports sur les massacres. Chaque langue ouvre des pistes sur l’indentification des tueurs.
Celle qui serait la plus entendue parmi les assassins est le kiswahili, suivi respectivement par le kinyarwanda, le lingala et le luganda. Nous discuterons de l’importance des langues parlées ultérieurement, mais ce constat porte aussi à croire que différents groupes sont impliqués.
Au cours du deuxième semestre 2015, les dynamiques de violence ont changé de manière subtile.
Suite aux critiques de la société civile, le général Mundos a été remplacé par le général de brigade Marcel Mbangu Mashita à la tête des opérations Sukola I. L’ancien commandant adjoint des opérations, le colonel Dieudonné Muhima, a également été remplacé, ainsi que plusieurs autres régiments. Ces changements semblent avoir suscité un regain de conance de la population locale envers le gouvernement, et de celle des membres des FARDC envers elles-mêmes 14. Ils ont aussi permis de renforcer la discipline militaire au sein des FARDC en enquêtant sur l’implication de certains de leurs membres et en sanctionnant les éventuels indisciplinés, comme le lieutenant-colonel Benjamin Kiwebe, arrêté le 14 juin 2015. Le général Mbangu a aussi fait l’effort d’aller à la rencontre des communautés locales pour écouter leurs plaintes.
Néanmoins, les attaques, bien que d’une intensité réduite, ont continué, comme le montre le graphique. On constate à ce sujet que les affrontements ont pris une autre tournure : les massacres de civils ont baissé d’intensité au profit d’affrontements militaires entre un groupe
armé non clairement identifié et les FARDC, essentiellement sur le tronçon routier Mbau-Eringeti.
L’exemple le plus frappant de cette tendance a été l’attaque contre des positions FARDC et de
la MONUSCO à Eringeti, le 29 novembre 2015. Pendant cette attaque, les assaillants ont fait
preuve de compétences militaires et stratégiques très développées, en attaquant simultanément
plusieurs positions militaires. De même, le 13 janvier, des présumés combattants des ADF ont lancé des attaques simultanées contre des positions FARDC et celles de la MONUSCO à Opira, tuant quatre soldats, deux jours après que la MONUSCO ait tiré sur un hélicoptère à Eringeti.

IV. QUI SONT LES TUEURS ? UNE ÉVALUATION DES HYPOTHÈSES
Le gouvernement central et son appareil militaire ont, depuis le début, conclu que les ADF étaient responsables des tueries et n’ont, par conséquent, pas mené d’investigation. La MONUSCO, qui était initialement partenaire des FARDC dans les opérations Sukola I, a confirmé ce discours ; que ce soit dans ses rapports internes ou face aux médias, la mission a souvent attribué la responsabilité de ces violences aux ADF. Il n’est donc pas étonnant que la presse internationale 15 et une bonne partie de la presse congolaise 16 aient contribué à imputer les mêmes responsabilités aux mêmes individus.
Nos recherches, motivées par l’absence d’investigation officielle, ont évalué ces hypothèses en interrogeant les témoins et les acteurs clés de la région.

LES REBELLES ADF
Les ADF sont un groupe rebelle ougandais qui a émergé des tensions nées au sein de la communauté musulmane ougandaise. Au début des années 1990, des membres de la secte des Tabligh ont affronté le Conseil suprême islamique au sujet de la direction d’une mosquée à Kampala. Suite à cette dispute, Jamil Mukulu et plusieurs autres dirigeants Tabligh ont été arrêtés. Après leur libération en 1993, ils ont commencé à mobiliser une armée à l’ouest du pays, avec le soutien du gouvernement soudanais, en riposte au soutien de Kampala à la rébellion de l’Armée populaire de libération du Soudan (APLS). À partir de 1995, les ADF s’étaient implantées dans la partie congolaise du massif du Ruwenzori. Pendant cette période, le groupe s’était allié de manière formelle à l’Armée nationale de libération de l’Ouganda (NALU), un groupe motivé par les revendications de la communauté Konjo en Ouganda. Ce groupe s’étant installé dans cette zone depuis 1988, il avait tissé des relations étroites avec les autorités locales, notamment avec Enoch Muvingi Nyamwisi, le frère aîné de Mbusa Nyamwisi. 17
À partir de ce moment-là, et ce jusqu’à environ 2007, le soutien du gouvernement de Kinshasa aux ADF – qui s’exerçait déjà entre 1995 et 1996 sous Mobutu, et entre 1998 et 2003 sous Laurent-Désiré Kabila et Joseph Kabila – s’est presque toujours manifesté par l’intermédiaire de la famille Nyamwisi et des Nalu.
A partir de 1988, le groupe s’est intégré dans la société congolaise. Des commandants ougandais ont épousé des femmes congolaises et se sont investis activement dans le commerce transfrontalier de bois, de minerais, ainsi que dans l’agriculture. Les leaders locaux ont bénécié de la puissance militaire des ADF-Nalu, et, en contrepartie, ces mêmes leaders ont aidé les rebelles ougandais à se cacher au moment des attaques de l’armée ougandaise et de ses alliés locaux. Il convient de signaler qu’un grand nombre de commandants des ADF-Nalu était de la communauté Kondjo, qui est installée de l’autre côté de la frontière avec l’Ouganda et qui partage la même langue et les mêmes coutumes que la communauté Nande. Cette « congolisation » des ADF-Nalu ressort dans presque toutes les études faites sur le groupe, ce qui rend d’autant plus étonnante l’idée que le groupe, en
tant que force étrangère, doit être démantelé par la force.18
Ce sont surtout les communautés locales s’estimant marginalisées qui ont vu dans leurs alliances avec les ADF-Nalu une opportunité de s’émanciper. La ville et le territoire de Beni, situés au nord du Nord-Kivu, dans l’est de la République démocratique du Congo, forment une région que se partagent les communautés Nande, Mbuba, Pakombe, Mbuti et Talinga. Des tensions entre ces communautés existent depuis l’époque coloniale, période durant laquelle l’administration belge a favorisé la nomination des Nande dans l’administration locale parce qu’elle les considérait plus sophistiqués. Elle a même imposé des chefs Nande à des entités coutumières appartenant traditionnellement à d’autres communautés. Cette domination s’est accentuée avec l’immigration de Nande partis du territoire de Lubero en quête de terres arables et d’opportunités politiques.
Cette situation s’est vue répétée lors des élections législatives provinciales, où les 10 élus pour la circonscription de Beni proviennent de la communauté Nande, et des élections nationales, où 8 des 10 députés sont des Nande. Les deux autres élus étant originaires de la communauté Talinga.
Le conflit qui oppose les Mbuba aux Nande semble être particulièrement pertinent : les premiers considèrent les seconds comme des intrus compte tenu de la migration d’un nombre considérable de Nande de Lubero, territoire à forte densité de population, vers les zones moins peuplées de Beni, traditionnellement occupées par les autres communautés. La pression qu’exercent les « agriculteurs » Nande sur les terres arables, où sont installées ces autres communautés depuis longtemps, n’a jamais cessé de croître, provoquant ainsi chez ces dernières de plus en plus de ressentiment à mesure que les terres libres se raréfient.
Ces tensions se superposent à d’autres au sein de la communauté Mbuba, où trois clans se disputent la gestion du groupement Bambuba-Kisiki. Ce groupement s’étend le long de la route Oicha-Eringeti, où beaucoup de massacres ont eu lieu. Les clans Ombi et Mamba accusent le clan Bohio d’avoir profité de ses relations avec le pouvoir colonial pour usurper la direction du groupement en dépit du fait que le clan Bohio ait immigré après eux. Ce conflit est resté latent jusqu’en 2012, année du décès du chef de groupement. Finalement, son ls lui succède, mais une contestation ouverte éclate au sein de la communauté et un chef du clan Mamba réclame le pouvoir. Celui-ci accuse, par ailleurs, le clan Bohio d’avoir favorisé l’implantation des Nande dans leur groupement. 19
Des conflits similaires concernant la gestion des terres existeraient entre les Nande et les Talinga, mais aussi entre les Pakombe et les Mbuba. À partir de 2001, ces tensions auraient engendré la formation de milices locales qui se seraient ensuite alliées aux ADF-Nalu. Malgré cette dynamique locale, entre 1996 et 2000, les ADF-Nalu sont restés focalisés sur l’Ouganda.
Ils ont mené des attaques en Ouganda, ciblant des installations gouvernementales et des civils.
Mais l’occupation de Beni par l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL) en 1996-1997, et ensuite par le Rassemblement des congolais pour la démocratie (RCD) en 1998, a vu des alliés de Kampala s’emparer du pouvoir local – même si certains acteurs clés, comme la famille Nyamwisi, n’ont pas été écartés. Cependant, au lieu de les éliminer, la pression militaire contre les ADF-Nalu qui s’en est suivie a permis à celles-ci de renforcer davantage les relations qu’elles entretenaient avec certains acteurs locaux.
Par exemple, les liens se sont renforcés avec le groupe rebelle RCD/K-ML, qui a été créé en 1999, suite aux tensions nées au sein du Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD) et entre ses parrains rwandais et ougandais. Sous la direction de son président, Mbusa Nyamwisi, le RCD/K-ML installe son état-major à Beni en 1999 avec le soutien militaire du gouvernement ougandais.
Mbusa Nyamwisi joue à ce moment-là un jeu délicat puisqu’il continue à entretenir des relations clandestines avec les ADF-Nalu alors que l’armée ougandaise maintient le déploiement de ses forces à Beni. Cette situation change en 2002, quand le RCD/K-ML noue une alliance avec le gouvernement de Kinshasa. Cette nouvelle conguration permet encore une fois aux ADF de renforcer leurs liens avec le RCD/K-ML au point d’aboutir à la formation d’un gouvernement de transition et à l’intégration des troupes du RCD/K-ML au sein de la nouvelle armée nationale entre 2003 et 2006. Depuis cette intégration, un groupe d’anciens soldats de l’Armée patriotique congolaise (APC), la branche militaire du RCD/K-ML, est resté « en réserve » dans les forêts de la Vallée du Semuliki, et a gardé des relations étroites avec les ADF-Nalu.
En 2007, la partie NALU du groupe a succombé aux pressions militaires et s’est vu offrir l’amnistie par le gouvernement ougandais. 20
Dans les années suivantes, les ADF se sont radicalisées davantage et ont adopté un règlement intérieur strictement islamiste. Le groupe aurait compté 500 combattants en 1995, puis 1500 en 1998, avant que ce nombre ne rechute à environ 500 en 2005.
L’importance de leur idéologie reste à prouver. Le groupe est inscrit sur la Terrorist Exclusion List des États-Unis dès 2001. Il est dirigé depuis 2007 par Jamil Mukulu, un chrétien converti à l’Islam, visé par des sanctions de l’ONU depuis 2011 et de l’Union européenne depuis 2012.
21
. Cependant, les allégations des autorités ougandaises et de certains commentateurs sur de prétendus liens avec des réseaux islamistes internationaux n’ont pas été prouvées, et le Groupe des experts de l’ONU a conclu en janvier 2015 « qu’il n’y a pas de preuves crédibles qui suggèrent que les ADF ont, ou ont eu dans un passé récent, des liens avec des groupes terroristes étrangers tels que Al-Shabaab, Al Qaeda ou Boko Haram». Il est aussi à noter que, contrairement à ces autres groupes islamistes, les ADF ne font pratiquement aucun effort pour se manifester publiquement. Ils n’ont ni porte-parole, ni site Internet et ne sont pas visibles dans les médias sociaux. Ils n’utilisent pas non plus les tueries qu’ils commettent pour provoquer une répression démesurée de la part du gouvernement, ou pour créer des divisions au sein des communautés locales, comme le font des groupes islamistes en Somalie, au Nigéria, ou au Moyen Orient. Dan Fahey, un ancien coordonnateur du Groupe des experts de l’ONU qui a interrogé des dizaines de prisonniers des ADF, a conclu : « Récemment, le groupe s’est tourné vers l’intérieur (sic), semble avoir abandonné son ambition de renverser le pouvoir en Ouganda et essaie plutôt de créer une utopie recluse à l’est du Congo. » 22
Les FARDC, parfois soutenues par les Nations Unies, ont lancé plusieurs offensives d’envergure contre ces ADF, les plus emblématiques étant l’opération Keba I en 2005, l’opération Ruwenzori en juin 2010, l’opération Radi Strike en mars 2012, et l’opération Sukola I depuis janvier 2014.
La dernière opération a réussi, pendant le premier semestre 2014, à déloger les ADF de leurs
sanctuaires les plus protégés dans la vallée de la Semuliki, à l’ouest du Mont Ruwenzori. En
effet, au cours de l’opération Sukola I, les FARDC ont démantelé les principaux camps des ADF dans le Parc national des Virunga mais n’auraient pas encore ratissé le mont Ruwenzori. 23
Cette traque a connu une baisse d’intensité à la n août 2014, suite à la mort du général Bahuma, qui a été remplacé par le général de brigade Charles Muhindo Akilimali, alias Mundos, à la tête de l’opération Sukola I.
D’après le Groupe d’experts des Nations Unies, ainsi que des analystes locaux, ces opérations ont causé beaucoup de morts parmi les FARDC et les ADF. Un ancien coordonnateur du Groupe des experts de l’ONU estime qu’un millier de membres des ADF est peut-être mort de faim pendant cette période, ces personnes s’étant réfugiées dans la forêt du parc national. 24
Toutefois, l’offensive n’a pas réussi à déstabiliser la hiérarchie du mouvement dès le début. 25
Sous pression, les ADF ont dû se scinder en plusieurs groupes. Jamil Mukulu est parti et a été arrêté en Tanzanie le 20 avril 2015. D’autres groupes sont restés au Congo, le plus important d’entre eux sous le commandement de Seka Baluku. Malgré les offensives lancées contre ces groupes et l’arrestation de Mukulu, leur réseau d’approvisionnement, qui est actif au Congo comme en Ouganda, a été préservé dans une large mesure. Les estimations de leurs effectifs varient de 100 à 260 combattants. 26
La piste ADF se fonde sur le mobile plausible que les membres des ADF, dispersés par l’opération Sukola I, et dont les voies de ravitaillement auraient été coupées, se seraient vengés contre les populations civiles qui les auraient trahis en informant les FARDC de leur offensive. En attaquant la population civile protégée par les FARDC, parfois par décapitation, les ADF vengeraient les pertes de leurs membres au cours de l’opération Sukola I. Cette tactique reposerait aussi sur la stratégie de détruire la confiance de la population envers les FARDC et la MONUSCO.
Plusieurs faits soutiennent cette hypothèse : le port des qamis par les assaillants, la longue barbe de certains d’entre eux, l’usage du luganda ou d’un swahili proche de celui parlé en Ouganda et l’utilisation d’armes blanches pour ne pas gaspiller de munitions. Trois prisonniers des ADF arrêtés par les FARDC nous ont aussi confirmé que les commandants des ADF parlaient ouvertement de leur participation aux massacres. La MONUSCO a aussi recueilli plusieurs témoignages similaires. 27
Toutefois, cette hypothèse ne correspond pas vraiment aux habitudes et aux stratégies du mouvement. Les ADF ne se sont jamais engagées dans une insurrection prolongée contre l’État congolais. Leur objectif affiché est de renverser le gouvernement ougandais même s’il semble que, depuis plusieurs années, le commandement du mouvement paraisse davantage concerné par sa propre survie. Le groupe a fait preuve d’une brutalité exceptionnelle dans le passé : en 1988, par exemple, les ADF ont brûlé vifs plus de 50 étudiants à Kichwamba et ont aussi été accusés d’avoir commis plusieurs attaques à la grenade à Kampala. Dans la même période, le groupe a enlevé plus de 150 étudiants près de la frontière avec le Congo. Néanmoins, les massacres perpétrés autour de Beni constitueraient de loin les attaques les plus meurtrières de leur histoire et ne cadreraient pas avec leur mode opératoire précédent. Leurs attaques contre la population locale se sont typiquement limitées à renforcer leur contrôle du commerce et du territoire local. Elles ont aussi été de courte durée et d’une ampleur limitée. 28
D’après nos enquêtes, cette hypothèse qui considère les ADF comme les seuls responsables des tueries semble convaincante en ce qui concerne les massacres peu médiatisés qui ont eu lieu à Kamango en 2013. Elle devient cependant moins crédible lorsqu’on évoque la série de massacres déclenchée depuis octobre 2014.

LES ADF ET LES MASSACRES DE KAMANGO ET DE KIKINGI
Plusieurs récits recueillis auprès de témoins des évènements de Kamango le 11 juillet 2013 et de ceux de Kikingi-Mwenda, qui se sont déroulés du 11 au 17 décembre 2013 (20 morts),29 attribuent ces massacres aux ADF.
Des signes précurseurs montraient déjà que la localité de Kamango était en danger : la route
Kamango-Mbau était bloquée par les ADF et il y avait des rapports réguliers de cas de pillage.
Avant le 25 décembre 2013, les ADF ont encerclé le centre de Kamango. Un homme d’affaires local a dit : « Ils envoyaient même des messages annonçant qu’ils fêteraient Noël à Kamango » 30
La force de cette hypothèse qui attribue les massacres de Kamango et de Kikingi en 2013 aux ADF réside d’abord dans la forte concordance des témoignages. Nous avons pu interviewer cinq témoins oculaires du massacre de Kamango et trois présents à celui de Kikingi. Ils ont fourni des comptes-rendus très similaires sur la séquence des événements et l’identité des tueurs. Il faut aussi noter que les témoins avaient la capacité de reconnaître les assaillants : la population de la région connaissait bien les ADF sous le contrôle desquelles elle avait vécu depuis plus d’une décennie 31. Le jour de l’attaque de Kamango, ils sont arrivés en nombre et ont tenu un meeting présidé par Kasadha Kalume Amisi, un commandant des ADF. À Kikingi, ils se seraient, par ailleurs, eux-mêmes présentés comme membres des ADF et auraient donné trois heures à la population pour évacuer la localité, dans l’éventualité d’une attaque contre les FARDC.32
A l’expiration de l’ultimatum, ils ont commencé par tuer les notables, pour convaincre la population de quitter les lieux. Toutefois, il est important d’insister sur la nature hétérogène des ADF. Pendant cette même période, un groupe d’anciens soldats de l’APC, sous le commandement d’Hilaire Kombi, était basé dans la même zone et avait des relations avérées avec les ADF.33
Il est possible que ces troupes aient aussi été impliquées dans ces massacres.

LES MASSACRES DE 2014 À 2016
Concernant la grande série de massacres déclenchée le 2 octobre 2014 et qui se poursuit toujours plus d’une année après, l’hypothèse qui en attribue la responsabilité entière aux ADF ne convainc pas la plupart des témoins que notre équipe de recherche a rencontrés, pas plus d’ailleurs que la grande majorité des 36 témoins oculaires qui ont accepté de parler.
Il semble en outre logique de considérer que les membres des ADF survivants puissent être tentés de venger la mort de nombreux d’entre eux et la destruction de leurs camps. Le dialogue social de Beni, organisé par la société civile locale entre le 17 et le 19 décembre 2014, a estimé que l’ennemi, fragilisé par la présence régulière de l’armée à la suite de l’opération Sukola I, aurait opté pour « le passage d’une stratégie d’offensive classique à la guérilla puis au terrorisme, de semer davantage la confusion et de tirer parti de la grande dispersion des populations rurales pour frapper à loisir les villageois sans défense ». Cette stratégie aurait réussi à altérer la confiance entre la population, les FARDC et la MONUSCO, au grand bénéfice de l’ennemi.
Il existe également des témoignages poignants de la part de sources internes aux ADF. Un jeune homme, récent déserteur des ADF et ancienne escorte de Seka Baluku, lequel est resté commandant des ADF après le départ de Jamil Mukulu, a été interrogé par la MONUSCO.34
Selon lui, tous les massacres étaient planifiés par Baluku. 35
La même source indique néanmoins que les ADF n’étaient pas responsables de tous les massacres. D’après lui, les dirigeants des ADF eux-mêmes se sont rendu compte qu’il y avait aussi d’autres tueurs sur le terrain, mais ils n’ont pas pu les identifier.
Leur commandant leur a dit : « C’est bien, comme ça les Congolais seront désorientés » 36. Il faut aussi noter que lorsque le déserteur, ancienne escorte de Baluku, parle des massacres à l’ouest de la route principale (RN4) comme d’une « exception où un commandant n’a pas obéi », cela ne correspond pas à ce que montre la cartographie des massacres présentée plus haut dans ce rapport.
Une fille, faite prisonnière par un groupe de tueurs, et qui a réussi à s’échapper, témoigne que
les membres de son groupe se présentaient comme membres de la NALU, jamais comme faisant partie des ADF, et ce malgré leur appartenance à l’Islam 37. Elle déclare que certains parlaient le kinyarwanda et d’autres le kiswahili, notamment la femme qui commandait le groupe et qui se faisait appeler «combattante »38. Un autre déserteur, interviewé en février 2015 par le même service de la MONUSCO, est un motard qui s’est rendu et qui a avoué qu’il avait aidé les « ADF » à perpétrer les massacres. Il a avoué qu’il avait été payé pour explorer la zone entre Ngadi et Oicha avant les massacres. Il se serait rendu parce qu’il avait peur 39.
Les soldats des ADF, interviewés par notre équipe au T2 sur recommandation des ofciers des FARDC et, en l’occurrence, du général de brigade Mundos, ont déclaré que leurs chefs exagéraient lorsqu’ils disaient que les FARDC les avaient attaqués dans la forêt, que les ADF n’étaient pas assez forts pour réagir et que la population, avec qui ils entretenaient de bonnes relations, les avait trahis en collaborant avec les FARDC40.
D’autres personnes ayant été kidnappées par les ADF en 2013 ou auparavant, et qui ont vu des ADF tuer froidement des otages pour dissuader toute tentative d’évasion, affirment que ce sont les ADF qui commettent les massacres, tout en soulignant que les ADF prient avant de tuer41.
Finalement, une investigation du Bureau des Nations Unies pour les Droits de l’Homme a obtenu des témoignages des rescapés des massacres et des membres des ADF qui confirment leurs conclusions selon lesquelles les ADF ont été responsables de la majorité des massacres.42
Néanmoins, nous jugeons qu’au regard de la quantité et de la qualité des témoignages, il est peu probable que les ADF aient perpétré seuls les massacres de Beni entre octobre 2014 et septembre 2015, et que l’interprétation commune désignant les combattants des ADF comme les assassins, est erronée.
Trois éléments sèment le doute sur cette hypothèse et invitent à la prudence quant à la valeur
à lui accorder. Premièrement, sont à considérer les témoignages des sources d’information qui
sont proches des responsables des tueries. Nous avons récolté plusieurs témoignages provenant des FARDC qui contestent l’hypothèse des ADF et privilégient la piste FARDC.43
Plusieurs autres experts et chercheurs ont aussi émis de sérieux doutes sur cette hypothèse en se fondant sur leurs recherches sur le terrain. 44
Par ailleurs, au cours de rencontres avec des responsables locaux facilitées par l’Initiative pour un leadership cohésif (ILC), plusieurs autorités locales et de la société civile ont insisté sur la participation des leaders locaux à la violence.45
Deuxièmement, il y a des faits et des observations qui ne cadrent pas avec cette hypothèse. Par exemple, certains parmi les tueurs parlent le kinyarwanda et le lingala, tandis que la grande majorité des recrues des ADF sont des Ougandais ou des personnes originaires du territoire de Beni qui ne parlent par le kinyarwanda. Parmi les 36 témoins directs que nous avons enregistrés, un tiers d’entre eux disent avoir entendu les assassins parler dans ces deux langues.
D’après certains prisonniers des ADF, le commandement est presque uniquement composé
d’Ougandais et les langues parlées pendant les opérations sont le luganda ou le swahili.46
Les mêmes prisonniers disent qu’il était interdit de tuer les enfants, alors que beaucoup de mineurs figuraient parmi les victimes. Il y a aussi des témoins qui ont vu les tueurs boire de la bière avant les massacres - par exemple, avant le massacre de Ngadi - ce qui ne correspond pas aux coutumes des ADF, qui suivent une discipline strictement islamique. Cette interdiction de consommer de l’alcool a été confirmée par des déserteurs des ADF.
Troisièmement, l’histoire du groupe rebelle résumée ci-dessus indique qu’il est presque impossible que les ADF aient perpétré les massacres sans la complicité d’autres acteurs locaux, et qu’il faut au moins revoir ce que nous entendons par « ADF. »

LES FARDC : ENTRE OMNIPRÉSENCE ET INEFFICACITÉ
L’hypothèse d’une implication des combattants des FARDC émise par la population locale, l’opposition politique 47 et certaines voix issues de l’armée nationale, comme citée dans les lignes qui suivent, fait son chemin depuis en octobre 2014. En raison de la nature politique de ces accusations, il faut les traiter avec beaucoup de prudence et de rigueur.
Le déclenchement de la violence est survenu dans un contexte turbulent. D’un côté, le malaise
croissant était palpable au sein de l’armée nationale. Les tueries ont commencé au lendemain
du début du procès des assassins présumés du colonel Mamadou Ndala qui s’est tenu à Beni. Ce colonel était commandant en second de l’opération Sukola I avant d’être tué à quelques kilomètres de Beni le 2 janvier 2014. Le tribunal militaire a, en l’occurrence, trouvé qu’un réseau d’officiers des FARDC avait été manipulé par les ADF an de tuer le colonel Ndala. Entre-temps, le nouveau commandant des opérations des FARDC, le général de brigade Charles Muhindo Akilimali, communément appelé « Mundos », a été accusé par la société civile locale d’être inefficace, voire même complice des massacres. Aussi, les tueries ont débuté dix mois après le lancement de l’opération Sukola I contre les ADF et moins de deux mois après la mort du général Bahuma, premier commandant de l’opération Sukola I. Après la mort de Bahuma, les opérations ont ralenti, ce qui a peut-être permis aux ADF de se regrouper et de lancer une contre-offensive.
Mais des tensions sociales interféraient également dans les opérations militaires. La population de Beni sympathisait en grande partie avec l’opposition, comme le montrent les résultats des élections de 2011. Cette année-là, Mbusa Nyamwisi, qui avait occupé plusieurs postes ministériels dans le cadre d’une alliance avec Joseph Kabila depuis 2003, a démissionné du gouvernement et est finalement parti en exil. Les opérations Sukola I ont donc eu pour contexte un paysage politique de Beni en pleine confrontation entre les alliés de Mbusa Nyamwisi et ceux qui étaient restés proches du gouvernement. En outre, la présence répandue des soldats issus des communautés Hutu et Tutsi au sein des régiments déployés dans la zone a provoqué la colère de la population locale qui entretient depuis très longtemps des relations tendues avec ces communautés.
Cependant, un sondage de l’organisation américaine McCain Institute réalisé juste après le début des massacres, en novembre 2014, révèle que 69% de la population était favorable aux FARDC. On ne peut donc pas présumer que les témoins interrogés donnaient de faux témoignages contre l’armée.

COMPLICITÉ PASSIVE DES FARDC
La complicité passive des FARDC est dénoncée par 42 témoignages recueillis auprès de simples citoyens, témoins directs des évènements, auprès des membres de la société civile, des chefferies coutumières, des décideurs politiques et des membres des forces de sécurité. Ce genre de complicité a aussi été évoqué dans le rapport de mission d’un groupe de députés nationaux qui mentionnait, entre autres facteurs favorisant les massacres, des dysfonctionnements au sein des forces de sécurité.48
Selon plusieurs témoignages, les FARDC refusent d’intervenir pendant, ou plutôt, juste après
les massacres. La non-assistance à personne en danger se manifeste par la non-poursuite ou la
poursuite tardive des tueurs même lorsque les FARDC ont été alertées à temps 49. Parmi les témoins rencontrés, certains afrment avoir personnellement alerté les FARDC mais cela n’a abouti à rien.
C’est le cas, par exemple, d’un rescapé du massacre de Kalongo survenu le 23 avril 2015. 50. Ce comportement est par ailleurs conrmé par un membre des FARDC, témoin fâché par l’attitude des commandants qui, selon lui, faciliteraient même la tache aux assassins : « Nous n’avons pas l’ordre (sic) parce que certains de nos commandants facilitent la tache aux assaillants. »51
Les membres des FARDC n’arrivent souvent que le lendemain matin pour compter et ramasser les corps. D’après ces témoins, les raisons données par les FARDC incluent le fait que « les FARDC ne combattent pas la nuit »52 ou qu’ils attendent « l’ordre et/ou le renfort de Beni pour intervenir ou traquer les massacreurs.»53
Ce dernier motif nous a été conrmé par un commandant des FARDC qui a révélé qu’on lui avait sommé de ne pas réagir sans ordre de la hiérarchie militaire. 54
Cette inaction est choquante compte tenu de la proximité des camps des FARDC avec les lieux des crimes : la non-intervention s’impose même lorsque les massacres se déroulent tout près des campements des FARDC55, comme ce fut le cas à Ngadi le 15 octobre 2014, à Mavivi le 11 mai 2015, à Eringeti le 17 octobre et le 1 décembre 2014 et à Tenambo le 8 octobre 2014. Cette passivité se retrouve aussi dans les investigations. Après les massacres de Masulukwede et de Tepiomba, par exemple, les FARDC ont tardé à répondre lorsque la MONUSCO a demandé qu’une délégation mixte FARDC-MONUSCO se rende sur le lieu du massacre. Finalement, au lieu d’entrer par Mavivi, le colonel Dieudonné Muhima a dévié le chemin de la délégation mixte en amenant la MONUSCO et les FARDC à Mamundyoma, malgré des protestations des représentants de l’ONU. 56
L’impuissance des FARDC à réagir à temps ainsi que leur nombre impressionnant et leur
dissémination dans la région, suscite des doutes 57. Au moment des faits, sont déployés en ville et sur le territoire de Beni, six régiments de 1 200 soldats chacun et une brigade de 4 000 à 4 500 soldats, pour un total de 11 200 à 11 700 hommes.58
Les autorités des FARDC répondent à ces critiques en disant que le territoire qu’ils doivent protéger est vaste et qu’ils manquent de moyens, surtout après les problèmes budgétaires du gouvernement en 2015. 59
En privé, plusieurs officiers se sont aussi plaint que certaines unités augmentent de façon exagérée leurs effectifs pour bénéficier de plus de moyens et de davantage de salaires.60
Le fait de ne pas intervenir contre les meurtriers peut s’interpréter de deux manières : soit il s’agit de la désobéissance des soldats qui sont démotivés sur le terrain, soit du respect d’un ordre donné par la hiérarchie. Selon nos informations, le fait qu’aucun soldat ou sous-officier n’ait été interpelé ou sanctionné pour avoir refusé d’intervenir semble soutenir la deuxième hypothèse ou révèle un dysfonctionnement profond au sein de l’armée.
Plus accablants encore sont les témoignages recueillis sur le terrain qui suggèrent que certains
officiers auraient interdit aux soldats d’intervenir au moment des massacres; tout soldat qui violait cette interdiction était menacé d’une des sanctions suivantes : interpellation 61, mutation 62, ou abandon par le bataillon 63. Le cas de Ngadi, lors de l’attaque du 15 octobre 2014 à Beni, est frappant. Un sous-lieutenant en faction près du lieu du massacre témoigne : « Quand on a tué les gens de Ngadi, nous avions reçu l’ordre par Motorola de la part du colonel Murenzi, notre chef, de ne pas sortir, de rester standby, de ne pas faire le patrol autour du camp. Et au matin, on avait trouvé des gens (sic).»64
Un autre sous-ofcier, en poste à Mangina, rapporte que les interventions des FARDC pendant les massacres sont souvent déstabilisées par la propre hiérarchie. « Si tu poses des questions pour comprendre pourquoi, on te fouette. »65
Le Groupe des experts de l’ONU a obtenu un témoignage identique. 66
Ces propos sont corroborés par le rapport du groupe de parlementaires fourni le 9 novembre 2014 : le rapport cite le « cas d’un major qui, contacté par un enfant rescapé alors que les tueries étaient en cours et que les cris des victimes parvenaient à la position qu’il contrôlait, a menacé de fusiller tout élément de son unité qui oserait intervenir et a même arraché les chargeurs de certains des éléments préoccupés d’intervenir (sic). Il en est de même d’un colonel qui a jugé utile de recevoir et de garder un rescapé pour aller constater les dégâts le lendemain matin. » 67
Plusieurs autres facteurs enveniment la situation. Jusqu’au moment de la rédaction de ce rapport, le gouvernement n’avait encore entrepris aucune enquête officielle sur les massacres pour clarifier les faits. L’équipe chargée de l’investigation parlementaire d’octobre 2014 n’a passé qu’une semaine sur le terrain et n’a pas eu suffisamment de temps pour rencontrer toutes les couches de la population concernées. Quand des chercheurs indépendants essaient de mener une enquête, on les en empêche parfois. 68
Les mauvaises relations entre les FARDC et les civils renforcent le mépris de la population locale. « Nous avons l’impression que les FARDC et la MONUSCO songent plus à leurs propres intérêts qu’à protéger la population locale, » a commenté un cultivateur à Kididiwe.
69. Un officier des FARDC relate un autre incident inquiétant : « En levant les corps, ils les appellent des tomates... Commandant Kevin se moque des victimes en disant : ‘comme ça les Nande paient pour leur
tribalisme.’»70
Ces défaillances de l’armée nationale ont aussi été évoquées lors d’une enquête menée par le
Groupe des experts de l’ONU pour la RD du Congo. Dans un rapport publié en octobre 2015, ils ont conclu que « le général de brigade des FARDC, Muhindo Akili Mundos, n’a pas su protéger les civils en sa qualité de commandant de l’opération Sukola I.»71
Les experts ont aussi documenté la participation des officiers des FARDC, et notamment celle du commandant adjoint des opérations Sukola I, dans le trafic de bois autour de Beni et pensent que cette activité illégale aurait compromis les opérations militaires. Trois soldats des FARDC ont témoigné qu’on leur avait donné le choix de combattre les groupes armés ou de participer au trafic de bois. 72

PARTICIPATION DIRECTE DES FARDC AUX MASSACRES
Au-delà de l’inefficacité et des atermoiements des FARDC, des allégations de sources sûres évoquent leur participation active dans les massacres. Nous avons recueilli des témoignages concordants sur l’implication des soldats des FARDC dans certains massacres et aussi plusieurs témoignages généraux d’officiers des FARDC qui confirment cette complicité. Néanmoins, il reste difficile de savoir exactement dans quelle mesure la hiérarchie de l’armée a été impliquée dans ces abus et quelles motivations auraient conduit certains de ses membres à participer. Les cas suivants ont été reconstitués à partir de la triangulation des témoignages recueillis auprès des rescapés et des sources internes aux FARDC : Kididiwe-Mayangose, Tenambo-Mamiki, et Ngadi.
Cas 1 : Mayangose, de février à mars 2015
Entre février et mars 2015, plusieurs petites localités de la contrée de Mayangose, au nord-est
de Beni, situées aux conns du Parc national des Virunga, ont vécu des massacres successifs. Le premier a eu lieu à Kididiwe dans la nuit du 3 au 4 février 2015 et a causé vingt et un morts. La nuit suivante, trois autres personnes ont été massacrées à Kambi ya Miba. Une autre vague de massacres a ensuite eu lieu au milieu du mois : deux morts à Malolu dans la nuit du 15 au 16 février et neuf morts à Matukaka dans la nuit du 18 au 19 février 2015.
Un policier, qui a mené des enquêtes sur les tueries répétées dans la contrée de Mayangose en février et mars 2015, affirme qu’il a obtenu des preuves que les membres du 1006ème régiment basés à Kithahomba (à 5 km sur l’axe Beni-Nyaleke) seraient les auteurs de ces tueries. Les criminels étant issus du pouvoir, affirme ce policier, les enquêteurs de la PNC ont attribué la responsabilité aux ADF pour se couvrir 73.
Une rescapée de Kididiwe/Mayangose, qui est sortie de sa cabane pour se cacher dans son champ afin d’échapper aux tueurs, témoigne qu’elle a entendu de simples tirs en l’air de la part des FARDC en réponse à ceux des assaillants. Elle ajoute que les meurtriers ont prié en arabe avant de tuer mais qu’ils se sont exprimés en kiswahili et en lingala au moment de quitter le lieu du crime, ce qui a été confirmé par un autre rescapé.74
Cette rescapée ajoute que les membres des FARDC basés à l’entrée de Mayangose étaient au courant des préparatifs de l’attaque : le soir précédant les massacres nocturnes, ils avaient prévenu un certain Mbale, le ls de Kimbulu, qui n’a malheureusement pas respecté la consigne de ne pas se rendre à Mayangose.75
Une autre rescapée a vu, depuis sa cachette, son mari et sa concubine se faire ligoter et égorger le 24 mars 2015, puis elle a entendu le groupe électrogène de la rizière se mettre en marche pour pouvoir diffuser de la musique chez Kimbulu. Elle confirme que les assaillants parlaient un kiswahili congolais et le lingala, et qu’ils s’étaient ensuite dirigés tranquillement vers le parc, les FARDC n’apparaissant que le lendemain matin.76
Comme indiqué ultérieurement, des déserteurs des ADF disent qu’ils parlent le kiswahili ou le luganda pendant les opérations, non pas le lingala. Un témoin interne aux FARDC, du grade de sous-lieutenant, confirme aussi la participation des FARDC et la façon dont ils monnayent chaque massacre : un de ses collègues, originaire de l’ancienne province de l’Équateur, aurait été recruté par le groupe des massacreurs. « Il a reçu 250 $ au moment de son recrutement, avec promesse de recevoir par la suite autres 250 $ par tête tranchée (sic).»77
À Mayangose et dans ses environs, nos enquêteurs ont entendu à plusieurs reprises cette affirmation selon laquelle les tueurs seraient payés 250 $ par tête coupée.
Cas 2 : Les massacres de Tenambo-Mamiki, le 8 octobre 2014
Le 8 octobre 2014, sept personnes ont été assassinées à Tenambo : trois par balle et quatre à l’arme blanche78. Tenambo est une localité qui se trouve dans la périphérie d’Oicha. D’après plusieurs témoins, les FARDC auraient joué un rôle dans cette tuerie.
Un rescapé, Modeste Leblanc, attaqué le premier vers 19h00 et blessé au bras gauche, au cou et à la tête, témoigne que le major Byamungu79 du 808ème régiment et son escorte ont participé à la tuerie. Il les a reconnus le soir de leur attaque, le 8 octobre 2014. Il les connaît bien parce qu’il participe aux travaux communautaires du camp des FARDC de Tenambo Mamiki et il prétend que le major Byamungu convoite sa femme.
«Un jour je participais au salongo au camp militaire. Mon épouse était passée par là pour récupérer les clés et le major Byamungu du 808e régiment m’avait posé beaucoup des questions sur elle. Le soir du 8 octobre, mon épouse ne dormait pas chez moi depuis qu’on avait tué des gens à Linzo Sisene et Mayimoya. Byamungu est arrivé chez moi accompagné de ses gardes du corps, dont Zadio que j’ai reconnu. Ils m’ont attaché avec une corde à nylon (sic) au bras.
Puis les gardes ont fouillé ma maison sur ordre de Byamungu pour chercher mon épouse.
L’ayant manquée (sic), ils m’ont coupé à la tête par 3 fois et j’avais perdu connaissance. Puis
ils ont tenté de m’égorger mais la corde à nylon qui était autour de mon cou a fait que la plaie
ne soit pas profonde (sic).»80
Leblanc a déjà été interrogé quatre fois à ce sujet et a même été confronté à Byamungu à deux
reprises. Il a clairement identié ses bourreaux devant les juges. Il reste à savoir si c’est le même groupe de Byamungu qui, une heure plus tard, est allé massacrer six villageois à Mamiki, à 1,5 km de chez Leblanc. Le chef de la localité de Tenambo témoigne que, comme il avait plu, en suivant les traces de pieds, on a pu constater que ceux qui avaient attaqué Leblanc s’étaient justement dirigés vers Mamiki.
Le témoignage d’un rescapé de Mamiki apporte des compléments d’informations sur le massacre : «C’était le 08 octobre 2014. Ils étaient arrivés dans le village vers 20 heures. On avait entendu des coups de feu venant de vers Tenambo un peu avant. Ils portaient des tenus FARDC mais pas ensemble (sic). Un avait un pantalon, un autre seulement la chemise avec des godillots aux pieds. Ils étaient armés des machettes et d’armes blanches. Mais certains avaient aussi des kalachnikovs. Ils ont tué 4 membres de ma famille [...]. Puis ils sont partis tuer aussi deux personnes chez nos voisins [...]. Ils parlaient plusieurs langues : le lingala et le swahili qui ressemble au kinyarwanda... Je crois que parmi les assaillants il y avait quelques soldats de FARDC, parce que leur langue ressemble à celle parlée par les soldats des régiments. »81
Ces faits - les langues parlées, leur lieu de provenance, et le manque de réaction des unités des
FARDC basées dans les environs - sont corroborés par un autre témoin oculaire. 82
Ces récits soulèvent des questions : s’il ne s’agit pas du groupe de Byamungu, alors qu’il s’était dirigé vers Mamiki après l’agression contre Leblanc environ une heure auparavant, comment expliquer qu’il ne se soit pas confronté aux tueurs qu’il avait dû repérer ? Comment expliquer la tranquillité que les tueurs ont manifestée après les tirs, alors qu’ils auraient dû craindre d’être poursuivis par des soldats ?
Cas 3 : Ngadi, le 15 octobre 2014
Le mercredi 15 octobre 2014, la ville de Beni a vécu ses premiers massacres. Ngadi, une localité qui fait partie de la ville de Beni, a été la plus touchée : on y a dénombré trente et une personnes massacrées. Rappelons que c’est à Ngadi, le 2 janvier 2014, qu’avait été assassiné, le colonel Mamadou Ndala, alors qu’il venait de sortir de l’hôtel Albertine pour rejoindre ses troupes à Eringeti. Tous les services de sécurité devraient donc bien connaître cet endroit. Une femme de 86 ans qui a survécu au massacre de Ngadi nous raconte son expérience : «J’étais dehors avec six membres de ma famille, devant ma maison. Un groupe de trois militaires Fardc sont venus en nous saluant (sic). Ils ont demandé l’état de la sécurité (sic), puis ils nous ont informés que les ADF venaient de massacrer dans le village voisin et qu’ils venaient nous protéger. Ils ont réuni tout le village. Ensuite ils ont commencé à tuer les gens. Ce sont des militaires de Sukola qui nous ont tué ».
Le témoin, qui s’est échappé par la porte de derrière de sa maison, dit que les soldats parlaient
en kinyarwanda et en swahili. Un autre témoin oculaire a confirmé les langues parlées et leur ressemblance aux soldats des FARDC––« je connais les ADF, on a vécu pendant longtemps avec eux. Ce n’était pas des ADF. »83
D’autres sources d’information locales parlent de circonstances étranges, ce jour-là. L’avant-veille du massacre de Ngadi, qui a eu lieu le 15 octobre 2014, un officier des FARDC a prévenu une étudiante habitant à Ngadi et lui a demandé de quitter le quartier car un événement grave se préparait dans le quartier de Boikene. Le jour de l’attaque, le général de brigade Mundos a retiré les soldats des FARDC de leur position habituelle à Ngadi une demi-journée avant que les opérations commencent. Ensuite, les assaillants seraient arrivés tranquillement, auraient regardé un match de football et bu de la bière dans un bar avant de commencer le massacre. Cette situation suscite des questions du fait qu›ils ne se soient pas pressés de passer à l›action et que les membres des ADF, qui sont soumis à une discipline islamique stricte, ne boivent traditionnellement pas d›alcool.
À ces trois cas s’ajoutent des témoignages généraux. Deux ofciers supérieurs des FARDC, qui participent aux opérations sur le terrain, ont fait part de leurs soupçons sur l’implication de leurs collègues aux tueries. Par exemple, un sous-lieutenant qui a participé aux opérations Sukola I, nous a dit ceci : « Je crois que il y a eu un groupe d’ADF qui a tué, mais pas beaucoup (sic). Puis il y a eu les hommes abandonnés de Hilaire et de Bisamaza. Mais ensuite, ceux qui ont beaucoup tué, ce sont des hommes des régiments. Surtout dans notre régiment, la 808ème. »84
La même source a témoigné sur le transfert de munitions et d’armes des FARDC à deux civils
qu’elle pensait être liés aux ADF. Un colonel des FARDC a confirmé le fait : « Nous savons qu’il y a des officiers FARDC qui collaborent avec les ADF. Mais nous ne savons pas qui. Ils connaissent nos fréquences de Motorola et ils suivent nos opérations. » Le même colonel s’étonnait de constater que les ADF étaient toujours bien ravitaillées et équipées malgré les opérations menées contre elles.85
Finalement, juste après le massacre à Katimadoko du 14 mai 2015, un de nos enquêteurs a accompagné l’unité des FARDC qui est venue enquêter. Un officier des FARDC a constaté que les traces de pneus qui ressemblaient à celles d’un pick-up avaient traversé le sang de victimes. Comme la route était en cul-de-sac et l’unité des FARDC n’était pas au courant qu’il y avait un autre déploiement militaire sur le terrain, il a rapporté à son supérieur que des membres de leur propre armée étaient probablement complices des massacres. D’autres témoignages oculaires recueillis par notre équipe semblent confirmer cette hypothèse.86
Un autre témoignage accablant provient d’un employé d’une morgue locale :
« Je lave les corps à la fois des personnes massacrées et des soldats morts. […] Un jour, on a
amené des soldats morts à […] en Octobre 2014 […], des soi-disant ADF. Or, c’était des soldats des FARDC et le Colonel Mugisha est venu s’occuper de ces corps de 4 soldats. Comment 4 soldats sont-ils morts parmi les assaillants ? […] Chaque fois que des soldats sont amenés à la morgue, il y a une délégation envoyée par le Général Mundos qui arrive et récupère tous les vêtements et autres insignes. Or, dans nos consignes, il est prescrit que nous devons incinérer tout et ensuite habiller (sic) le mort d’une nouvelle tenue, c’est ce qu’on fait pour les militaires qui meurent naturellement. »87.
L’hypothèse d’une participation des FARDC à certains massacres a aussi été avancée par d’autres chercheurs. Un rapport du Bureau des Nations Unies pour les Droits de l’Homme rapporte deux cas où les FARDC ont participé à des massacres conjointement avec des ADF : le 8 octobre 2014 à Oicha, huit personnes auraient été tuées et six autres blessées par des soldats du 809ème régiment des FARDC basé à Oicha ; la nuit du 25 au 26 décembre 2014 à Ndalia, sept civils ont été égorgés par des soldats appartenant au 905ème régiment des FARDC qui ont collaboré avec des ADF88.

OBSERVATIONS ET CONCLUSION PARTIELLE SUR LA PISTE
FARDC
Les allégations faites à l’encontre des FARDC surgissent dans un contexte politique particulier. Au sein de la population locale, on regrette le RCD/K-ML dont Beni a été le fief et un vivier politique pendant longtemps. En outre, après la mort du colonel Mamadou Ndala et du général Bahuma dont le succès contre le groupe rebelle M23 galvanisait le moral des troupes, une animosité a éclaté au grand jour puis s’est enracinée au sein des FARDC entre les anciens du Congrès national pour la défense du peuple ou CNDP (parlant essentiellement le kinyarwanda) et leurs homologues. Ces deux facteurs pourraient expliquer que certains témoins aient de bonnes raisons d’accuser Mundos et ceux qu’ils appellent les « rwandophones».
Cependant, il est clair que les FARDC sont coupables de passivité et d’inefficacité face à la violence et cela va en s’aggravant à cause d’un manque évident de transparence et de l’absence d’enquêtes au niveau judiciaire et législatif. Il est vrai que le procureur militaire a poursuivi certains officiers pour complicité avec les ADF, condamnant notamment les colonels Birotsho Nsanzu et Joker Kamulete pour l’assassinat du colonel Mamadu Ndala, en novembre 2014, assassinat qui aurait été commis avec la participation des ADF. De plus, les FARDC disent avoir arrêté trente-trois de leurs soldats pour complicité avec les ADF. Néanmoins, le procès de l’assassinat du colonel Ndala a été entaché d’irrégularités 89 et, à notre connaissance, peu de procès ont été intentés contre les autres soldats arrêtés.
Les multiples témoignages récoltés par notre équipe dénoncent une participation directe des soldats des FARDC dans certains massacres. Il est cependant difficile de connaître les motifs de cette probable implication ou de comprendre la chaîne de commandement. Il est, par exemple, possible que des membres des FARDC aient été instrumentalisés par d’autres personnes ou par des réseaux sans l’accord de leur hiérarchie.
Plusieurs officiers des FARDC nous ont confié qu’il y aurait des traitres au sein de leurs forces armées. Ces accusations sont souvent portées pour des raisons ethniques et prétendent que ces traitres se trouveraient essentiellement parmi les « rwandophones », c’est-à-dire principalement des soldats appartenant aux régiments issus de l’intégration de l’ancienne rébellion du CNDP dans l’armée. Compte tenu de la forte présence d’anciens ofciers des APC au sein de l’armée et des liens historiques entre les ADF et les APC, il est aussi possible que la complicité des FARDC recoupe l’hypothèse de l’implication des anciens du RCD/K-ML décrite ci-dessous. La thèse de l’infiltration de l’armée est aussi soutenue par un lieutenant-colonel des FARDC 90, un adjudant-chef des FARDC 91, un ancien chef de cité 92
et un responsable local du PPRD (Parti du peuple pour la reconstruction et la démocratie), le parti au pouvoir 93.
Il est aussi évident que la confiance est ébranlée au sein des FARDC et entre l’armée et la population locale, ce qui a affecté les opérations militaires. L’arrivée du général de brigade Mundos à la tête du secteur opérationnel Sukola I a provoqué la suspension de la traque des ADF.94
Pratiquement tous les témoins issus des FARDC que nous avons rencontrés déplorent le fait que les ADF, qui, selon certains analystes n’attendaient que le coup de grâce, ne soient plus traqués. 95
Mais le général Mundos n’est qu’un exutoire à des tensions plus profondes au sein de l’armée,
surtout entre les anciens soldats et ofciers du CNDP, les premiers étant souvent appelés « les Rwandais », et les seconds, « les Congolais »96. Les premiers nommés commandaient en 2014 la moitié des régiments 97 et disposaient d’un armement impressionnant ce qui a créé des rancœurs chez les « Congolais ». Cette méance au sein d’une même armée lui a fait perdre son esprit de corps dans les unités des FARDC et a entraîné sa politisation. Des affrontements entre des soldats des FARDC ont pratiquement éclaté le jour de l’assassinat du colonel Mamadou Ndala et les deux camps ont failli échanger des tirs lors du premier massacre d’Eringeti, le 17 octobre 2014, les militaires dits « Congolais » soupçonnant leurs collègues anciens membres du CNDP d’être les responsables de la mort du soldat exécuté par les assaillants. Un autre exemple fourni par une source interne aux FARDC, le lieutenant-colonel Innocent, un commandant de bataillon décédé le mardi 12 mai 2015 « dans une embuscade » sur l’axe Mbau-Kamango, aurait en réalité été fusillé avec son adjoint par un militaire qui ne supportait plus de devoir obéir aux ordres de reculer alors qu’il avait entendu le lieutenant-colonel transmettre par téléphone un itinéraire à des rebelles en kinyarwanda.98
Plusieurs sources au sein des FARDC accusent les anciens du CNDP d’être impliqués dans les massacres et d’avoir bénécié de la protection du général de brigade Mundos. 99
En effet, à la suite des négociations clôturées le 23 mars 2009 entre le gouvernement congolais et le CNDP, les membres du CNDP avaient exigé et obtenu leur insertion dans l’armée et la police des provinces du Nord-Kivu et du Sud-Kivu. Même si ces effectifs ont été dispersés depuis l’émergence de la rébellion du Mouvement du 23 mars (M23) - ces tentatives de dispersion gurent d’ailleurs parmi les motivations cachées du M23 - on trouve toujours sur les lignes de front beaucoup d’anciens commandants « rwandophones » du CNDP.
Les rancunes locales contre les FARDC ont été exacerbées par certaines proclamations des autorités. Ainsi, le gouverneur du Nord-Kivu, Julien Paluku, a critiqué les ressortissants de Beni en raison de leur complicité avec les tueurs 100. Le porte-parole du gouvernement national, Lambert Mende Omalanga, a demandé à la population victime de monter dans les véhicules des FARDC pour retourner dans les grands centres urbains mieux sécurisés, et l’administrateur du territoire de Beni en a fait de même le 13 mai 2015. 101
Ces demandes ont provoqué la colère au sein de la population qui les a interprétées comme des aveux de la part du gouvernement de son incapacité à déployer l’armée pour protéger les populations sur leurs lieux de vie. D’aucuns ont critiqué la lenteur de la réaction ofcielle du Président Joseph Kabila qui a tardé trois semaines à se rendre dans le territoire de Beni, sans pour autant faire une quelconque déclaration sur les massacres. Une enquête approfondie doit être menée par les autorités congolaises, ainsi que par la MONUSCO qui a fourni son soutien aux FARDC pendant cette période.

LE RÔLE DES GROUPES ARMÉS RÉSIDUELS
Les FARDC et les ADF sont loin d’être les seuls acteurs militaires dans le territoire de Beni. Ce terrain a depuis longtemps été le champ de mobilisation d’autres groupes armés, et des rapports concordent sur la participation de deux de ces groupes : un réseau d’anciens officiers du RCD/K-ML et d’anciens officiers du M23.

LES ANCIENS DU RCD/K-ML
Plusieurs témoignages crédibles confirment la participation d’anciens officiers de l’APC (la branche armée du RCD/K-ML) dans certains massacres. D’après ces témoignages, ces individus auraient planifié et perpétré des massacres au tout début de cette vague de tueries, au milieu de l’année 2014. Ils y auraient par la suite renoncé une fois que la spirale de violence semblait leur échapper. Comme pour l’hypothèse de l’implication des FARDC, nous ne pouvons pas nous prononcer sur la chaîne de commandement de ces officiers. Nous pouvons seulement spéculer sur leurs motivations.
Le RCD/K-ML contrôlait le territoire de Beni entre 1999 et 2003, mais ses réseaux économiques et politiques ont perduré pendant beaucoup plus longtemps. Le RCD/K-ML, qui était composé majoritairement de Nande, a tissé des relations fortes avec l’élite économique locale, en fournissant des exonérations fiscales et douanières considérables en contrepartie de « préfinancements » - ou montants forfaitaires.102
Cela a permis aux opérateurs économiques de prospérer et de baisser les prix des marchandises importées. Aujourd’hui, la nostalgie de cette période se ressent dans la population et Mbusa Nyamwisi reste populaire. En 2011, plus de la moitié de la population du
territoire de Beni a voté pour l’opposition et une bonne partie des administrateurs et des chefs locaux en place avant les massacres gardaient une certaine loyauté envers le RCD/K-ML.
Comme mentionné précédemment, le gouverneur Julien Paluku, lui-même ancien membre du
RCD/K-ML, a critiqué Nyamwisi pour avoir permis les massacres. Cette dénonciation pourrait, bien sûr, revêtir un caractère politique. Elle a été suivie par une purge des anciens responsables administratifs locaux. Au début de 2015, le gouverneur du Nord-Kivu a nommé de nouveaux chefs de quartiers pour remplacer les anciens.
Toutefois, des indices montrent que ces allégations, qui ont été reprises par plusieurs agents de sécurité,103 peuvent être fondées. Comme nous l’avons abordé antérieurement, les relations entre la famille Nyamwisi et les ADF-Nalu ont commencé dans les années 1980 et se sont renforcées quand Mbusa Nyamwisi a pris la direction du RDC/K-ML en 1999.
Il y a deux groupes armés dans le territoire de Beni qui sont censés être liés aux réseaux du RCD/K-ML. Un de ces groupes était dirigé par Kava wa Seli, un Mai-Mai qui commande un groupe armé dans la Vallée de la Semuliki, au nord-ouest de Butembo, depuis environ 2005. L’autre groupe était sous le commandement d’Hilaire Kombi, un ancien officier du RCD/K-ML, qui a déserté en 2012 pour créer l’Union pour la réhabilitation de la démocratie du Congo (URDC), un autre groupe armé. Les deux groupes se seraient mis en contact en 2010 par le biais de Mbusa Nyamwisi, et auraient ensuite collaboré d’une façon plus ou moins explicite avec les rebelles du M23, avec lesquels Mbusa Nyamwisi collabore tacitement. 104
En 2012, les deux groupes se sont séparés, et Hilaire est parti rejoindre les Mai-Mai de Sikuli Lafontaine au sud, dans le territoire de Lubero. Il serait revenu en 2013 pour cohabiter avec Kava wa Seli, dans la Vallée de la Semuliki, quoique leur collaboration soit restée limitée. Il est important de noter, qu’au cours de cette période, le territoire occupé par ces deux groupes armés congolais - notamment les villages d’Isale, de Mualika et de Kikingi - était situé dans la zone d’inuence des ADF avec qui ils étaient en contact. D’après un rapport du Groupe des experts de l’ONU de 2013, l’URDC serait en partie responsable des enlèvements des habitants de la zone, qui sont souvent attribués aux ADF. 105
Comme on l’a discuté précédemment, cette collaboration n’était pas nouvelle. Entre 2000 et
2003, le commandement des ADF entretenait une communication ouverte avec le RCD/K-ML, notamment par l’intermédiaire d’Edouard Nyamwisi, grand frère de Mbusa Nyamwisi, et chef de secteur de Ruwenzori.106
Il est aussi probable que ces groupes armés aient été complices des attaques des ADF à Kamango et à Kikingi en 2013. C’est ce que révèlent en tout cas les témoignages d’un membre du groupe d’Hilaire.107
Les deux chefs de ces groupes armés, Kava wa Seli et Hilaire Kombi, se sont rendus en 2013,
et ont ensuite été transportés à Kinshasa après avoir été contacté par Apollinaire Malu Malu, le président de la Commission électorale nationale indépendante (CENI) qui est originaire de
Butembo. On accuse les membres restants de leurs groupes d’avoir participé aux massacres. Nous avons obtenu trois témoignages particulièrement poignants. Le premier provient d’un ofcier des FARDC qui avait été contacté par ses anciens camarades du RCD/K-ML en 2014 pour participer aux massacres: « Je connais deux éléments de notre régiment qui ont été contactés et qui auraient accepté l’offre. Moi-même, il y a un ancien ami, avec qui on a œuvré dans l’RCD/K-ML(sic), qui m’avait contacté en septembre 2014 pour me dire qu’il y avait un nouveau mouvement qui entrerait par Beni et que les leaders de ce mouvement comptaient sur les officiers de l’ex-RCD/K-ML pour la réussite de l’action. Mon ami John Tshibangu108 est arrivé dans la région pour commander l’équipe d’avance (sic). Je suis convaincu que les premiers massacreurs étaient la coalition des ex-M23, ex-APC et certains démobilisés ADF (sic). »109
Un deuxième témoin, ancien soldat de l’APC, reconnaît avoir participé à certains massacres et
avoue qu’il a aussi été contacté par des anciens officiers du RDC-K/ML en 2014. Il confirme la participation de John Tshibangu et du Capitaine Matondo: « En septembre 2014, je séjournais à Kasindi où « Afande » Archip 110 , ancien garde rapproché de Mzee Mbusa, m’a trouvé. Il m’a rassuré que Kampala et Kigali étaient décidés d’en finir avec le régime de Kinshasa. Archipe m’a fait 200 $ (sic) et m’a payé le taxi Kasindi-Beni en me recommandant chez (sic) le Lieutenant-colonel Marcel. Après le contact avec ce dernier (sic), c’est le Capitaine Matondo qui m’a accompagné jusqu’à Nyaleke, où je me suis retrouvé avec d’autres personnes que je connaissais. C’était des anciens APC avec qui on avait travaillé pendant la rébellion, comme le capitaine Bukangali, et des Rwandophones que je ne connaissais pas. Le Général John Tshibangu nous a rejoints dans la brousse de Nyaleke et nous
a amenés vers Mayimoya. »111
Finalement, un troisième témoin, autre ancien officier du RCD/K-ML, avoue son implication
dans la première phase des massacres et rapporte les mêmes faits : « J’ai été à Kampala voir Archip et John Tshibangu qui m’ont rassuré que le responsable du mouvement ont opté pour le changement de la stratégie (sic). Nous entrerons maintenant par Kitshanga/Watalinga et Boga/Ituri, cette fois-ci sans les Rwandais qui nous avaient trahis chez leurs frères (sic) qui sont dans les FARDC112. »
D’après les deux premiers témoins, l’objectif aurait été de chasser la population locale pour pouvoir créer une base arrière autour de Beni. Le premier raconte : « En tuant à Mayimoya et à Mukoko, les assaillants auraient comme objectif, faire peur (sic) aux agriculteurs pour que ceux-ci quittent leurs champs qui serviraient de bases pour attaquer les grandes agglomérations. » Cette implication des anciens membres du RCD/K-ML dans les premiers massacres de 2014 a aussi été soupçonnée par des sources proches d’Hilaire Kombi et de Kava wa Seli qui disent que leurs effectifs restants, étaient partis vers Boga en Ituri et qu’ils se seraient mis en contact avec les ADF une fois là-bas.
Toutefois, les trois témoins cités ci-dessus évoquent aussi une participation des FARDC dans la deuxième phase des massacres, affirmant que des officiers des FARDC avaient récupéré le noyau initial.
D’après le premier témoin: « Lorsque le commandement des Opérations Sukola I avait découvert le mode opératoire de l’ennemi, il a constaté que les assaillants étaient capables de prendre Beni et Butembo et couper (sic) cette région du reste du Congo. Pour bloquer cette rébellion en gestation, le commandement aurait opté pour le même mode opératoire an de mettre la confusion dans les têtes des gens (sic). Nous avons compris que le commandant des opérations avait placé ses hommes dans différents bataillons pour l’encadrement des massacreurs. Au sein de notre régiment, le capitaine Matondo s’est fait remarquer par son comportement qu’il été en collaboration avec les massacreurs (sic). »
Le deuxième témoin donne plus de détails sur l’implication des FARDC : « Ce qui nous avait surpris, c’était le massacre d’Oïcha, car ce n’était pas nous les auteurs. Mais on avait pensé que c’était un autre groupe qui serait venu (sic) de l’Ouganda pour nous épauler. Après l’opération d’Oïcha, nos supérieurs nous avaient demandé de rester standby en brousse (sic) pour continuer le boulot après avoir bien identifié le groupe qui avait opéré à Oïcha. Après 6 jours, le capitaine Matondo est arrivé avec d’autres commandants et on nous a mis sous la protection des FARDC du 809e régiment (à Eringeti) et du 1006ème régiment à Nyaleke. »
Il existe aussi d’autres indices circonstanciels concernant une probable implication des anciens officiers du RCD/K-ML. Pendant la période des massacres, une cache d’armes censées avoir servi, ou devant servir pendant les massacres, a été découverte, à Ntama, dans le champ d’un officier des FARDC et ancien du RDC/K-ML, le colonel David Lusenge.113
Finalement, des autorités administratives de la Vallée de la Semuliki ont témoigné qu’il était bien connu que les campements des soldats autour de Kitongote - vers la frontière de Kasindi
- étaient occupés par les anciens de l’APC, lesquels étaient probablement en contact avec les
ADF.114
Plusieurs chefs coutumiers ont aussi accusé Edouard Nyamwisi, Hilaire Kombi, ainsi que le général Sindani Kasereka, un ancien de l’APC, à présent commandant adjoint de la deuxième
zone de défense comprenant le Nord-Kivu, d’être complices des ADF.115
Selon un grand nombre de sources interrogées pour cette enquête, il est inconcevable de penser que les ADF, qui pendant deux décennies dépendaient de la complicité et du soutien des autorités locales à Beni, puissent opérer seules. Ces témoignages sont frappants, mais pas décisifs. La plupart d’entre eux ont le mérite de rester objectifs, accusant aussi bien les anciens du RCD/K-ML que les FARDC. Toutefois, même si les témoignages sont crédibles, il est difficile de savoir dans quelle mesure Mbusa Nyamwisi est impliqué dans ces événements ou de déterminer la chaîne de commandement.

LES ANCIENS DU CNDP/M23

Depuis le début des massacres, les déclarations faites sur l’implication des officiers de la rébellion M23 ou des « rwandophones » dans les massacres n’ont pas manqué. Des témoins disent que les meurtriers parlaient le kinyarwanda, et des sources de la société civile et des services de renseignements évoquent une implication des troupes du M23. En effet, pendant la crise du M23 en 2012 et 2013, la région autour de Beni a vu plusieurs officiers supérieurs déserter l’armée nationale pour essayer de rejoindre le M23. 116
En août 2013, lorsque la rébellion du M23 est sur le point de s’achever, le colonel Richard Bisamaza, alors commandant du secteur opérationnel à Beni, a aussi déserté. Il n’a toutefois jamais intégré la rébellion et vit depuis à Kampala. D’après des sources proches de celui-ci, il reconnaît avoir abandonné une partie de ses troupes - plusieurs dizaines de soldats - dans les alentours de Beni, même s’il nie avoir participé aux massacres.117
Nous n’avons pas eu de preuves concernant la participation des troupes du M23 dans les massacres. Néanmoins, il existe des rapports crédibles qui font état de la présence du Colonel Bisamaza ou de ses troupes dans les environs de Beni. Á Mapobu le 11 février 2015, vers 11h00, sur une colline située à 3 km à l’ouest de la route, un paysan de Mayi Moya est tombé dans une embuscade organisée par une cinquantaine d’hommes armés, en tenues militaires, commandés par le colonel Bisamaza.
Le paysan a pu le reconnaître car il l’avait rencontré à l’époque où il était encore commandant
des FARDC déployées à Eringeti 118
. Le paysan a été touché par une balle alors qu’il essayait de s’enfuir.
D’après d’autres sources, Bisamaza passe la plupart de son temps à Kampala où il vit depuis sa désertion des rangs des FARDC, en août 2013. Si cela est le cas, la question se pose de savoir comment il a pu traverser la frontière à plusieurs reprises sans être poursuivi par les autorités ougandaises. Bisamaza avait été arrêté en septembre 2013 lorsqu’il traversait la frontière pour trouver refuge en Ouganda.119
Une de ses incursions dans la zone des massacres a aussi été rapportée par un témoin oculaire,
membre des FARDC : au lendemain d’une conversation téléphonique entre un capitaine des
FARDC et Bisamaza, que le témoin a entendue, les hommes de Bisamaza sont en effet arrivés à Kokola en se faufillant parmi les spectateurs d’un match de football. Un sous-lieutenant qui était sur place raconte : « Pendant ce temps, à part les FARDC qui assistaient au match, les autres étaient en train de distribuer la ration alimentaire. C’est dans ce contexte que les rebelles de Bisamaza sont entrés au camp, ont attaqué les FARDC en visant le dépôt des armements (sic).»120
Cette hypothèse peut être liée à la dernière qui implique les anciens membres de l’APC dans les violences. En effet, plusieurs anciens officiers de l’APC se sont ralliés au M23 en 2012, dont le major Hilaire Kombi, le lieutenant-colonel Jacques Tahanga Nyoro et André Patandjila. D’après le Groupe des experts de l’ONU, ces individus auraient été sous l’influence de Mbusa Nyamwisi.121
Un proche du colonel Bisamaza nous a expliqué : « Quand le Colonel Bisamaza a fait défection, la plupart de ses éléments (sic) ont rejoint aussi le groupe d’Hilaire. Cette alliance a été négociée par des proches de Mbusa Nyamwisi. »122
D’après cette version, les soldats de Bisamaza feraient partie d’un réseau qui comprend des anciens de l’APC et les ADF. Les allégations faites à l’encontre de Bisamaza évoquent souvent un complot régional dans lequel des gouvernements de pays voisins sont impliqués. Lors d’une déclaration aux médias, début mai 2015, Julien Paluku, gouverneur du Nord-Kivu, a afrmé avoir appris la tenue de « réunions secrètes en Ouganda pour la reconstitution de l’ex-M23 [qui] se serait mué en Mouvement chrétien pour la reconstruction du Congo (MCRC). C’est le nouveau nom qu’on veut donner à ce mouvement rebelle », a-t-il déclaré à Radio Okapi.123
D’autres noms ont été attribués à ce mouvement, par exemple : la « Nouvelle Alliance des Patriotes. »124
Pourtant, il convient de remarquer que plus de huit mois se sont écoulés depuis le début de ces spéculations sans qu’on ait eu écho de l’annonce officielle de leur présence. Ni la MONUSCO ni le Groupe des experts de l’ONU n’ont pu confirmer ces allégations, même si la mission onusienne a constaté la disparition de plusieurs centaines d’anciens soldats du M23 des camps militaires en Ouganda, en 2015. 125

LE RÔLE DE LA MONUSCO
Des soupçons ont été émis concernant le rôle de la MONUSCO. Les observations exprimées
par les témoins que nous avons rencontrés s’articulent autour de trois points de vue largement
répandus dans l’opinion publique :
• Chaque fois que les gens de la MONUSCO survolent une contrée, il y a des massacres le soir ou le lendemain126
• La MONUSCO ne fait rien pour stopper les massacres, elle est venue faire du tourisme, vagabonder, et elle se contente d’apporter de l’aide humanitaire. Elle est comme une statue qui ne bouge pas.127
• La MONUSCO patrouille seule dans la forêt, parfois la nuit pour ravitailler en munitions et
en vivres les ennemis, notamment vers USANGUBE et MULWA dans le Parc national des
Virunga, sur la route de Kainama, à Medina, ou ailleurs dans la forêt128.
Cela confirme la perception généralement négative qu’a la population de la MONUSCO. Dans un sondage effectué au Nord-Kivu par le McCain Institute, en octobre et novembre 2014, il apparaît que 71% de la population avait une opinion défavorable de la MONUSCO.129
Dans une réunion à Beni, le 7 janvier 2016, 20 partis politiques de l’opposition ont déclaré aux responsables onusiens qu’ils considéraient que la mission était complice des massacres.
130. L’impasse politique au niveau national concernant le processus politique a tendance à renforcer ces soupçons. Lors de cette réunion, les délégués de l’opposition ont accusé le Représentant spécial de l’ONU d’avoir été « dupé » par Kabila pour accepter un dialogue politique. Nous n’avons aucune information qui corrobore cette théorie. Ce qui est certain, c’est qu’il y a un problème de communication au niveau des objectifs et de la mise en place du mandat de la MONUSCO.
Il paraît aussi évident que la MONUSCO n’a pas pu soutenir l’efficacité des opérations observées contre le M23 en 2012, malgré la présence des soldats onusiens de la Brigade d’Intervention (FIB) dans la région de Beni. Un rapport interne de la MONUSCO a déploré l’attitude passive de cette brigade et a conclu que « la mentalité de garnison » afchée par les autres brigades de la MONUSCO « pourrait être contagieuse ». À deux reprises, des ordres directs venant de la hiérarchie de la MONUSCO auraient été rejetés par les commandants qui étaient sur le terrain,131 et un officier de la MONUSCO s’est plaint que « les troupes de la FIB à Beni n’ont presque jamais fait des patrouilles à pied en brousse (sic) pour observer les mouvements des ADF et protéger la population. »132
Un diplomate a aussi déploré le fait que les soldats onusiens n’ont presque jamais fait d’observations sur le terrain pour définir l’impact de leurs bombardements d’artillerie.133
Concernant les civils, après l’assassinat d’un employé de la mission à Beni le 5 février 2014, la mobilité des officiels onusiens a été restreinte pour des raisons de sécurité, ce qui a rendu difficile les investigations et les activités politiques de la mission. Pendant six mois, tout le personnel qui n’était pas essentiel a été évacué de Beni. Ensuite, la mobilité de la mission a été encore une fois limitée après une embuscade, le 19 novembre 2014, contre une patrouille de police de la MONUSCO.
Plusieurs membres de la société civile de Beni, d’Oicha et d’Eringeti nous ont déclaré qu’ils avaient de plus en plus l’impression que la mission était inaccessible et ne répondait pas aux préoccupations de la population. Un officier onusien a critiqué le manque d’informations de la mission sur les tueries. « Malgré les ressources de la mission, nous n’avons qu’une faible compréhension de ce qui se passe à Beni. »134
C’est seulement vers la fin de 2015 que la mission a renforcé son bureau de Beni en y affectant un plus grand nombre d’officiers de la division des affaires politiques et civiles.
Malgré ce manque d’information, la mission a soutenu, publiquement et en interne, que les ADF étaient responsables de tous les massacres. Par exemple, la hiérarchie militaire de la mission a passé beaucoup de temps à préparer un rapport hebdomadaire intitulé « ADF » sur la violence autour de Beni, dans lequel elle présume que les rebelles ougandais étaient responsables de toutes les tueries. Le 2 février 2016, le secrétaire général adjoint des Nations Unies chargé des opérations de maintien de la paix, Hervé Ladsous, a ajouté : « La priorité absolue dans la période actuelle, c’est les ADF qui ont commis trop d’horreurs au cours des six mois écoulés. Vous savez qu’ils ont des liens maintenant avérés avec les Shebabs somaliens et ils importent des technologies, des modes opératoires qui sont tout simplement abominables. »135
Et cela, malgré la conclusion du Groupe des experts de l’ONU établissant qu’il n’y avait pas de preuves de ces liens. L’ONU semble aussi négliger l’enracinement profond des ADF dans la société locale - un document stratégique de la mission de 2016 considère les ADF comme une force étrangère islamiste et mise presque exclusivement sur des options militaires, il se limite aussi à dire que « les ADF auraient aussi essayé de collaborer avec des anciens membres de l’RCD/K-ML … mais l’existence des liens avec ces groupes ne sont pas averés (sic). »136
Cette attitude est aussi problématique que le soutien sporadique fourni aux FARDC. Ce soutien, qui consistait en l’approvisionnement de carburant, de nourriture, d’aide médicale et de moyens de transport a été rompu en janvier 2015 à cause d’une dispute concernant deux commandants des FARDC accusés d’abus de droits humains. Cependant, la MONUSCO a pu continuer à fournir un soutien restreint et informel en 2015. 137
La collaboration a été rétablie au début de 2016. Il est difficile pour la MONUSCO d’avoir un impact sur la situation sécuritaire sans collaborer avec le gouvernement, au niveau politique et administratif, dans les opérations militaires ainsi que dans le programme de démobilisation. La rupture de la collaboration militaire entre la MONUSCO et les FARDC en janvier 2015, suite à l’accusation de deux généraux des FARDC pour abus envers des civils, a encore davantage marginalisé la mission. En effet, depuis la fin du gouvernement de transition en 2006, le rôle politique de la mission a diminué de plus en plus : la mission ne joue qu’un rôle marginal dans les négociations entre les groupes armés et le gouvernement, et son mandat, qui consistait à faciliter le dialogue sur le processus électoral, a été bafoué par les autorités de Kinshasa, tout comme sa mission de soutien de la réforme du secteur de la sécurité et du programme de démobilisation. Dans ce contexte-là, la rupture des relations militaires a été un
coup dur. Au cours de discussions avec la mission, nos enquêteurs ont senti une certaine réticence de la part des autorités à confronter les FARDC sur leur possible implication dans les massacres.138
Cette volonté de rétablir de bonnes relations a parfois influencé l’analyse et l’attitude des responsables onusiens envers leurs interlocuteurs congolais. Par exemple, des allégations crédibles, soutenues par un témoin oculaire, font état d’une attaque contre la MONUSCO datant du 5 mai 2015, dans laquelle deux soldats tanzaniens ont été tués et vingt-six autres blessés, et qui a été perpétrée par des soldats des FARDC sur la route Beni-Eringeti.139
Une enquête officielle menée par la MONUSCO soutient que les ADF étaient responsables. Cependant, dans une lettre confidentielle adressée au Conseil de Sécurité, le Groupe des experts de l’ONU a conclu que les responsables étaient en fait les FARDC.140
En plus de ce contexte politique peu favorable, la mission a aussi dû faire face à des dysfonctionnements internes. L’arrivée de la FIB en 2012 a aidé à démanteler la rébellion M23, mais elle a aussi créé des tensions entre cette brigade et les brigades d’encadrement de la mission. Un rapport interne de la mission a conclu que l’insertion de la FIB aurait initialement conduit les brigades d’encadrement à abandonner leur rôle dans la protection des civils, ce qui, en revanche, a provoqué des frustrations au sein de la FIB.141
Ces tensions ont aussi rendu difficiles le partage des informations et la collaboration tactique sur le champ des opérations.

V. PRINCIPALES CONCLUSIONS
La violence perpétrée autour de Beni depuis octobre 2014 est considérée comme l’une des plus meurtrières, mais aussi comme la plus opaque de l’histoire récente du pays. Il s’avère très difficile de discerner les coupables, leurs motivations et les chaînes de commandement. Le rapport actuel ne prétend pas présenter des conclusions définitives, mais rassemble plutôt des témoignages en vue de corriger la version répétée par les autorités nationales et internationales qui accusent les ADF d’être responsables de tous les actes de violence commis autour de Beni. En effet, plusieurs groupes, que l’on assimile aux ADF, semblent être impliqués dans les massacres : des membres des FARDC, des réseaux d’anciens du RCD/K-ML et des milices locales.
Cette analyse nous amène à plusieurs conclusions. Premièrement, malgré l’ampleur de la violence et les doutes qui persistent au sujet de la responsabilité exclusive des ADF, les autorités nationales et internationales ont affiché une légèreté étonnante de par leur manque d’investigation approfondie. Le Bureau Conjoint des Nations Unies pour les Droits de l’Homme a fait une brève enquête au début de 2015 ; son rapport conclut que les ADF étaient responsables de la plupart des tueries, mais que certains officiers des FARDC avaient participé à celles d’Oicha en octobre 2014, et de Ndalia, en décembre de la même année. Ce rapport, ainsi que celui des députés nationaux et ceux du Groupe des experts de l’ONU auraient dû inciter les autorités congolaises et la MONUSCO à mener une enquête plus approfondie.
La réponse du gouvernement a été entravée par des défaillances institutionnelles qui laissent les unités militaires opérer sans surveillance. Le Parlement ne se sent pas autorisé à faire des audits fiscaux ou à mener des enquêtes sur les FARDC. « Il y a une interdiction tacite de ne pas examiner de près des dossiers qui sont liés à la sécurité nationale », nous a confié un député national, membre de la Commission de défense et de sécurité de l’Assemblée nationale. 142
La justice militaire, malgré les efforts courageux de certains de ses officiers, a souvent du mal à mener des investigations qui sont délicates d’un point de vue politique. Ajouté à cela, l’Inspection générale de l’armée est presque obsolète.
Du côté de la MONUSCO, il faudra que la mission trouve un meilleur équilibre entre ses exigences de protection de la société civile et le besoin de contribuer au rétablissement de l’autorité de l’Etat. Un préalable à cela consisterait à en savoir plus sur l’implication des FARDC (que la mission veut soutenir) dans les actes de violence à Beni. La gravité de la situation exige plusieurs investigations. Il faut que la justice militaire nomme une commission d’enquête spéciale, dirigée par un procureur militaire haut gradé, et qui soit mandatée pour enquêter sur les massacres perpétrés depuis octobre 2014. Du côté de la MONUSCO, une enquête de son bureau des droits humains, en collaboration avec le Joint Mission Analysis Center (JMAC)143 et le commandement militaire doit être mise en place. Enfin, il faut que les autres institutions nationales assument pleinement leur rôle de supervision, en particulier les commissions de défense et de sécurité du Sénat et de l’Assemblée nationale.
Le deuxième constat de notre enquête concerne la complexité profonde de la violence. Il est très probable que la violence implique plusieurs acteurs locaux, régionaux et nationaux. Compte tenu de ces liens, il est clair que l’approche exclusivement militaire actuellement en cours ne sera pas suffisante. S’il est prouvé que des acteurs autres que les ADF sont impliqués dans la violence - surtout des politiciens ou des officiers des FARDC qui sont sensibles à la pression publique - des mesures diplomatiques doivent être prises pour sanctionner ou faire pression sur ces acteurs afin qu’ils changent de comportement.
De plus, il faudra ancrer les efforts de pacification dans un dialogue communautaire, comme le prône la Stratégie Internationale de Soutien à la Stabilisation et à la Sécurité (I4S) dans sa version révisée.144
Cette approche nécessite que les communautés de base participent à la planification des patrouilles, aux déploiements militaires, aux efforts de développement et aux projets de démobilisation et de réinsertion.145
Des efforts dans ce sens ont été entamés par l’Initiative pour un Leadership Cohésif (ILC), une organisation non-gouvernementale qui a facilité plusieurs rencontres entre les chefs de Beni en 2015 et en 2016. Ces initiatives doivent être développées et reliées aux approches militaires et humanitaires existantes.
Les racines de la violence dans la région sont profondes. L’utilisation de la violence à des fins politiques remonte au moins aux années 1990 et est liée aux conflits entre les chefs coutumiers au sujet de la gestion des terres, et à une culture politique qui a vu les élites économiques pactiser avec des groupes armés pour obtenir des avantages dans le secteur du commerce et des faveurs dans les extorsions transfrontalières. Pour transformer ces dynamiques, il faut d’abord les comprendre et ensuite adopter une stratégie à long terme qui aborde le problème dans son intégralité. Quant à nous, nous avons présenté dans ce rapport une analyse de la violence qui tente de modifier le discours habituel sur cette même violence pour remettre en question l’hypothèse qui attribue toutes les responsabilités aux ADF. Plus que jamais, les ADF représentent aujourd’hui l’arbre qui cache la forêt et derrière lequel d’autres acteurs tentent de fuir leur responsabilité.

NEW YORK/KINSHASA, LE 21 MARS 2016

ANNEXE 1 : MÉTHODOLOGIE DE RECHERCHE
Le présent rapport a été élaboré essentiellement à partir d’une enquête comprenant des entretiens et des observations de terrain réalisés dans la zone affectée par les massacres. Notre équipe d’enquêteurs est allée à la rencontre des témoins dans les localités les plus affectées par les massacres, ainsi que dans celles où elle espérait rencontrer des personnes-ressources clés pour mieux comprendre le phénomène. 146
Ce travail a été supervisé par le bureau du Groupe d’étude sur le Congo (GEC) de l’Université
de New York. Le travail de terrain a été effectué par cinq chercheurs congolais ayant une bonne connaissance du terrain et des acteurs soupçonnés, et qui ont suivi une méthodologie commune. Les entretiens ont été menés auprès des témoins directs et indirects des évènements et complétés, en cas de besoin, par les commentaires d’experts et d’autres observateurs capables de donner une opinion éclairée sur le sujet.
L’obtention des informations de toutes ces catégories a été faite dans un contexte de suspicions et a requis, à chaque fois, que les enquêteurs mettent en confiance les personnes interviewées et protègent leurs sources d’information. Cela se traduit dans ce rapport par un encodage anonyme des sources, le code apposé à chaque référence [entre crochets] nous aidant à éviter de faire des confusions entre les sources.
L’observation a consisté à analyser le langage non verbal des témoins, à prendre en compte, à
chaque fois, la proximité des forces armées ou des groupes armés, à documenter le comportement des tueurs et celui des agences nationales de défense et de sécurité et, enfin, à constater l’ampleur des dégâts humains et matériels.
Pour nous assurer de la qualité des informations, il a fallu non seulement organiser trois séries
d’enquêtes sur le terrain, mais aussi utiliser trois équipes différentes : une basée à Butembo-Beni et déployée de manière quasi permanente dans la zone des massacres, entre mi-avril et mi-juillet 2015, une basée à Kinshasa pour analyser les réseaux de relations impliqués au niveau national, et une autre mise en place depuis New York et incluant un réseau international d’experts intéressés par la même question. L’échange fréquent des informations entre les trois équipes a permis d’avoir un regard plus éclairé sur la conduite des enquêtes.
En ce qui concerne l’analyse des données, et afin de ne retenir que les informations pertinentes, nous avons décidé d’utiliser le recoupement d’informations par triangulation, c’est-à-dire de valider les informations concordantes recueillies auprès d’au moins trois sources indépendantes et de catégories différentes, en accordant néanmoins une attention particulière, mais prudente, aux sources internes lorsqu’il s’agissait de faits précis. Pour structurer l’analyse de la manière la plus enrichissante possible dans le contexte de la présente recherche, un séminaire méthodologique et un atelier d’analyse de contexte et de planification des visites de terrain ont été organisés à Beni et à Butembo. La collecte des informations sur le terrain a été entrecoupée de trois séances de mise en commun des données et de leur analyse, ceci afin de faire ressortir les tendances dominantes et de les approfondir ; enfin, une relecture du rapport provisoire a été effectuée par les trois noyaux de l’équipe de recherche.

NOTES DE FIN
1 D’après les autorités gouvernementales, ces migrants proviennent des territoires de Masisi, Rutshuru, et Kalehe, au Nord et au Sud-Kivu.
2 Sauf pour le Groupe des experts de l’ONU, une commission indépendante qui dépend du Conseil de sécurité de l’ONU. Ils publieront leur dernière enquête en juin 2016.
3« 23 dead in new massacres in DR Congo›s East, » Agence France Press, le 14 mai 2015; « Beni: Joseph Kabila promet la neutralisation des rebelles ADF, » Radio Okapi, le 19 décembre 2015 ; « Beni: les ADF accusés d’une cinquantaine de meurtres à l’arme blanche, » Radio Okapi, le 22 novembre 2014 ; « Second massacre in days leaves 20 dead in East DR Congo, » BBC World News, le 18 octobre 2014 ; « Ugandan rebels kill 3 in machete attack in Eastern DRC, » Agence France Press, le 2 décembre 2014.
4 “Ugandan ADF Rebel Commander Killed in Congo, » Nick Long, Voice of America, 29 April 2015.
5 « Kivu : Des recrutements qui posent question, » Le carnet de Colette Braeckman, le 8 mars 2015.
6 “Mali, RDC, RCA: le chef des casques bleus fait le point sur les missions en cours, » Radio France Internationale, le
2 février 2016.
7 Une explication de notre méthodologie se trouve dans l’annexe A.
8 Les décapitations ont eu lieu à Ntoyi et Mukida, le 5 septembre 2015. Pendant une attaque à Eringeti le 29 novembre 2015, 7 malades ont été tués à l’hôpital.
9 Les 4 et 5 novembre, le Congrès national pour la défense du peuple a tué environ 150 civils à Kiwanja. “Killings in Kiwanja,” Human Rights Watch, le 11 décembre 2008.
10 Tous les cas ne sont pas rapportés par les organes de presse, même lorsque certains médias fournissent des détails sur l’identité des victimes dont les corps ont été retrouvés. L’accès aux sites des massacres avant la levée des corps n’est pas non plus toujours facile. Finalement, les interviews individuelles obtenues auprès des témoins directs et indirects ne permettent pas de recenser de manière exhaustive la totalité des cas.
11 La MONUSCO estime que 482 civils ont été tués entre octobre 2014 et janvier 2016. Le Journal Rafiki (n°16) passe en revue les noms des 544 victimes retrouvées et identifiées entre le 2 octobre 2014 et le 24 décembre 2015, sans compter les disparus (corps non retrouvés), les anonymes et les victimes de balles perdues durant les affrontements rangés entre un groupe rebelle encore anonyme et les FARDC, fréquents à partir de juin 2015 (par exemple : 5 morts
par balles perdues le 13 juin à Mayimoya, 3 civils tués par balles perdues le 26 juin 2015 à Mayimoya), et bien d’autres cas au cours des affrontements du 9 au 10 septembre 2015 à Mamove (18 km de Mbau), du 22 au 23 septembre à Kokola, du 24 septembre 2015 à Mayangose, du 12 au 13 octobre 2015 à Oicha, etc. Dans la même logique, notre décompte donne 551 morts dans les cas repris dans le graphique annexé à ce rapport, sans compter les 20 morts de Kikingi-Kamango en 2013).
12 La victime faisait partie des morts suite au massacre de Manzanzaba, le 6 décembre 2014. Entretien avec un chef d’une localité, Oicha, le 23 avril 2015 (encodé KD11/1)
13 Cette synthèse a été réalisée à partir de données collectées entre octobre 2014 et juin 2015.
14 Le général Léon Mushale, venu présider les cérémonies de passation de commandement, et le général Bruno Mandefu ont affiché leur optimisme à cet égard, en comptant sur une meilleure collaboration entre les services de sécurité et la population.















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