« La
tâche d’un intellectuel n’est pas de séduire, mais d’armer »
Gérer
notre histoire sans amnésie et aider par « des intellectuels
subversifs », cela peut être porteur d’un autre avenir pour notre pays.
D’où la nécessité qu’il y a à questionner constamment chez nous le mot
« intellectuel » et son apport à notre envol anthropologique.
Depuis
le refus de la main tendue de l’amitié aux colonialistes et
aux impérialistes par
Lumumba, le Congo, notre pays, peine à prendre son envol anthropologique.
C’est-à-dire un envol à la fois spirituel, économique, religieux, culturel et
politique. Lumumba
assassiné, les colonialistes, les néocolonialistes et les impérialistes ont
jeté leur dévolu sur des hommes et de femmes de paille pour servir leurs
intérêts. Et les quelques fois que ces « nègres de service » ont eu
leurs heures de lucidité, ils ont osé décrier le système qui en faisaient des
marionnettes avant qu’ils ne soient rappeler à l’ordre. L’un des cas pouvant
être cité est celui de Mobutu. Son discours à l’Assemblée générale de l’Onu le 4 octobre 1973 et celui de N’Sele le 30 novembre 1973 sont des exemples parlants
de l’adhésion (ne fût-ce que verbal) de Mobutu à la cause africaine à la suite
de Lumumba. En choisissant
son « frère Egyptien », en toute indépendance, dans le conflit qui
l’opposait à Israël, il s’engageait, pour ses quelques moments de lucidité, sur
la voie des grands panafricanistes Africains. « Le Zaïre, qui se trouve à
l’heure du choix, doit dissiper l’équivoque et lever une sorte d’ambiguïté à
cause de sa vocation africaine. Par conséquent, disait Mobutu, le Zaïre doit
choisir entre un ami et un frère, le choix est clair. Et nos décisions sont
prises en toute indépendance et en dehors de toute pression. C’est pourquoi, en
vertu des prérogatives que me confère l’article 24 de la Constitution du Zaïre,
j’annonce, à la face du monde, la rupture des relations diplomatiques avec
Israël, et ce jusqu’à la récupération par l’Egypte et d’autres pays arabes
concernés de leurs territoires actuellement occupés. » (p. 24) Mobutu, en
bon autodidacte proche de Lumumba, entouré par des têtes bien pensantes, avait
voulu, douze ans après l’assassinat du Premier Ministre Congolais, avancer sur
la voie du panafricanisme en écoutant la voix de la vérité. « Car,
disait-il, pour nous Zaïrois, nous comprenons difficilement que les Juifs, qui
ont été humiliés injustement dans toute l’histoire, soient
justement ceux qui s’acharnent à humilier le peuple arabe. A quelque chose
malheur est bon, dit-on. Cette dernière crise du Moyen-Orient a permis non
seulement de retrouver sa véritable unité politique, mais en plus de faire
peser sa diplomatie sur l’échiquier international. » (p.27)
Oui.
Pendant ses moments de lucidité, Mobutu avait su aborder des thèmes de la
politique africaine et internationale mettant mal à l’aise ses
« créateurs ». Son ouverture au courant démocratique vers les années 90 par
l’organisation des consultations populaires sera un acte politique comptant
parmi ceux qui le discréditeront à jamais aux yeux de ses « maîtres »
et de ses flatteurs. (Ils parlent toujours de la démocratie sans y
croire !)
Malheureusement,
toute cette histoire n’est étudiée presque pas chez nous. Dès qu’une allusion
est faite à Mobutu, tout le monde reproduit l’image du dictateur répandue par
« ses créateurs ». Les questions qu’il a abordées pendant ses heures
de lucidité et qui ont contribué certainement à son discrédit sont vite
oubliées.
A qui la
faute ? A l’hégémonie culturelle occidentale dans laquelle baignent
plusieurs d’entre nous et à leur propre paresse intellectuelle. Souvent, nous
reconduisons le discours dominant et convenu de l’Occident, sans un minimum
d’esprit critique. « Gramsci, à propos de l’hégémonie culturelle, disait
que si vous occupez la tête des personnes, leurs cœurs et leurs mains suivront.
Le système dominant n’a pas oublié cette leçon et a créé une nouvelle narration
de l’histoire pour raconter et légitimer sa domination et ce qui est en train
de se passer dans le monde. » (p.21)
« Les
têtes occupées par le discours dominant » reproduisent les clichés des
« maîtres ». Ceux-ci peuvent adouber Mobutu - et Kadhafi - aujourd’hui
et demain le vomir. Et les têtes se vautrant dans l’hégémonie culturelle
occidentale (dominante) suivent. Elles ne tirent aucune leçon du paradoxe et/ou
de l’ambiguïté du discours dominant. Elles oublient vite les faits historiques.
Après, elles accusent « les
élites intellectuelles » d’être à la base de tous leurs malheurs.
Au
sujet des élites intellectuelles congolaises (et africaines), ne devrions-nous
pas apprendre à les questionner sur
ce qu’elles disent d’elles-mêmes et du sens qu’elles donnent au mot
intellectuel ?
Dans
notre pays, l’un des responsables du journal "Le Potentiel", Freddy Mulumba
Kabuayi wa Bondo, ne passe pas par quatre chemins pour décrier « la
responsabilité des intellectuels - Congolais - dans la crise en R.D.
Congo » hier et aujourd’hui.
- Depuis qu’il a publié ses réflexions sur
cette question en 2007, il ne cesse d’y revenir à travers les interviews qu’il
accorde pour le compte de son journal-. En effet, chez nous, tous les
détenteurs de diplômes se classifient parmi « les élites
intellectuelles » du pays. Tous les détenteurs des diplômes d’université,
à quelques exceptions près, passent
pour « des professeurs docteurs ». Malheureusement,
« tous ces professeurs docteurs » évoluant aux côtés de nos
gouvernants - et/ou gouvernant eux-mêmes - et les autres
« intellectuels » dont regorgent notre pays n’ont pas pu ni
changer le discours dominant ni tirer notre pays de la misère anthropologique
où il est plongé depuis l’assassinat de Lumumba jusqu’à ce jour. Toutes ces
« élites intellectuelles » ont confectionné leur
propre discours/histoire qui se laisse difficilement questionner par les
faits.
A
une question posée
à Noam Chomsky sur ce qu’il entend par « intellectuels », il
répond : « Il s'agit moins d'une catégorie de personnes que
d'une attitude : celle qui consiste à s'informer, à réfléchir sérieusement sur
les affaires humaines, et à bien articuler sa compréhension et sa perspicacité.
Je connais des gens qui n'ont aucune instruction scolaire mais qui sont, à mes
yeux tout au moins, de remarquables intellectuels. Et je connais des
universitaires respectés et des écrivains qui sont très loin de correspondre à
cet idéal. » Et il fait la différence entre « les intellectuels
reconnus » et les « intellectuels subversifs ». Il dit :
« Pour ce qui est des «intellectuels reconnus», c'est une question
différente. Par ce terme, j'entends ceux qui, dans leur propre système de
pouvoir, sont honorés du titre d'«intellectuels responsables» - et c'est
d'ailleurs bien ainsi qu'ils se qualifient eux-mêmes en Occident. Parfois, on
les appelle des «intellectuels technocrates», pour les distinguer des
«intellectuels subversifs» qui sèment le trouble et sont «irresponsables».
Plusieurs de nos « intellectuels » sont ceux dont les têtes ont été
formatées par le discours dominant, « ces technocrates » reconnus par
l’Occident, agents - ou amis - du Fmi, de la Banque mondiale ou d’autres
grandes institutions dites internationales.
Noam
Chomsky nous enseigne que « ces distinctions remontent à la plus haute
Antiquité. Dans la
Bible, par exemple, il y a un mot hébreu passablement obscur : nabi. En
Occident, on l'a traduit par «prophète». En fait, il désigne l'intellectuel.
Ceux qu'on appelait des prophètes se livraient à des analyses politiques et
prononçaient des jugements moraux. À l'époque de la Bible, ils étaient haïs
et méprisés. On les jetait en prison ou on les envoyait dans le désert, parce
qu'ils étaient dissidents. Des siècles plus tard, on
a reconnu leurs mérites et on en a fait des prophètes. » Et il
ajoute : « Ceux qu'on honorait à l'époque étaient les flatteurs
et les courtisans, et non ceux qu'on honorerait beaucoup plus tard
comme de vrais prophètes. Au XXème siècle, c'est le genre d'intellectuels qu'on
a emprisonnés dans la sphère d'influence soviétique et qu'on a assassinés dans
la sphère d'influence américaine. Ce fut par exemple le cas de ces six jésuites
du Salvador qu'en Europe personne ne connaît, parce qu'ils ont été abattus par
des commandos entraînés par les Américains - ce qui, donc, n'est pas un crime.
Cela fait juste dix ans que ça s'est passé, et vous trouverez à peine quelques
mots dans la presse sur ces assassinats. C'est un scandale. Mais il en a
toujours été ainsi dans l'histoire. » (Ces extraits de l’interview
de Noam Chomsky sont tirés de son livre intitulé Deux heures de
lucidité Entretiens de Noam Chomsky avec Denis Robert et Weronika Zarachowicz , Paris, Editions des Arènes, 28
octobre 2001Nous soulignons)
« Les
têtes occupées par l’hégémonie culturelle dominante », « les
technocrates », « les flatteurs » et « les
courtisans » ont maîtrisé
les règles de l’évangile du marché qu’ils reproduisent par action et/ou par
omission. Ils l’enseignent aux membres de leurs familles, tribus et ethnies
qu’ils veulent instrumentaliser.
Ils estiment par exemple que « nous sommes tous –individus, entreprises,
collectivités- engagés dans une « guerre » économique sans pitié le poste, le revenu,
l’accès aux ressources. Selon cet évangile, la vie est une lutte personnelle
pour la survie, spécialement à une époque, comme maintenant, de profonds
changements technologiques. (p.33) Cet évangile fait de la compétitivité l’une
de ses règles de base avec son lot de suicides (au Nord) et de guerres (au
Sud). Il enseigne la foi en un « dieu-argent ».
Quand,
relisant notre histoire, nous nous en prenons aux « intellectuels »,
posons-nous toujours la question de savoir de quels intellectuels il
s’agit ? « Des intellectuels technocrates »,
« flatteurs », « courtisans » ou des « des
intellectuels subversifs » capables des remises en questions profondes
de notre
société dans ses règles de fonctionnement, même au prix de leur vie.
Quand
cette dernière catégorie d’intellectuels prendra le dessus sur les autres,
qu’elle investira les masses populaires et les institutions du pays, le système
de notre domination pourra être renversé. Il y a un mariage
permanent à conclure entre « les intellectuels subversifs » et les
masses populaires. Kadhafi, Hugo Chavez, Nelson Mandela (dans une certaine
mesure), etc. ont plus ou moins réussi ce mariage. Kadhafi, « le lion du
désert », l’a payé de son sang. Hugo Chavez est dans le collimateur des
pouvoirs néocolonialistes et impérialistes. A la suite de Papa Kimbangu et de
Lumumba, Mzee Kabila, le soldat du peuple, s’est essayé sur cette voie et la
mort l’a stoppé net le 16 janvier 2001. Sur cette voie, l’amnésie est un poison
mortel. Le courage, la persévérance et l’abnégation, des alliés de taille.
J.-P. Mbelu
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