Le colonel à la retraite Ousmane Ndoye alias
« Ndoye Mbao » s’est confié en exclusivité au « Témoin »
(hebdomadaire sénégalais ndlr). L’officier y évoque les dessous de l’opération
« Kolwezi » durant laquelle il a dirigé le bataillon sénégalais au
Zaïre (actuelle Rd Congo) en 1978. Quant à l’actualité, Ousmane Ndoye a évalué
les chances de réussite d’une éventuelle force de la Cedeao pour le nord du
Mali avant de donner son avis sur la création d’une armée panafricaine.
En 1981, vous avez soutenu un
mémoire relatif à une « Force militaire de sécurité panafricaine » à
l’Université Paris I, cette force est-elle toujours d’actualité ?
Colonel Ousmane Ndoye :
La création d’une telle force panafricaine est plus que jamais d’actualité
puisque la Cedeao (Ndlr, Communauté économique des États de l’Afrique de
l’Ouest) s’apprête à envoyer une armée sous-régionale en Guinée-Bissau et au
Nord du Mali. Mais malheureusement, ce n’est pas demain la veille … Pour mieux
camper le débat, permettez- moi de vous rappeler qu’en 1964, lors d’un sommet
de l’Organisation de l’Unité africaine (OUA), le Président Kwame Nkrumah du
Ghana demandait avec insistance la création d’une armée panafricaine et d’un
gouvernement supranational africain. Le président Senghor et certains de ses
pairs lui répondaient que la création d’une armée panafricaine était un rêve
fou. Ils disaient au président Kwame Nkrumah : « Doucement,
doucement, vous êtes trop pressé ! ». Aujourd’hui, l’illusion du
gouvernement panafricain s’est émoussée mais l’idée de la Force Militaire
Africaine n’a pas déserté les couloirs de l’Union africaine (qui a succédé à
l’OUA) puisque une organisation comme la Cedeao cherche à mobiliser une armée
africaine digne de ce nom pour le Mali et la Guinée-Bissau.
À quoi pensait Kwame Nkrumah, à
une force africaine d’intervention pour faire face à une éventuelle crise comme
celle du Mali ou à une armée panafricaine régulière ?
Au cours de ce sommet, l’évènement a alimenté la
réflexion qui tourne toujours autour de la défense et la sécurité. Aucune des
conclusions, jusqu’ici déposées, ne semble satisfaire les états majors et les
chancelleries. Il y avait plusieurs formules comme « Armée Africaine »,
« Force d’Intervention Inter Africaine », « Force de sécurité
interafricaine », « Pacte de Défense Africain », ou seulement
« Sécurité Africaine » etc. À l’issue de ce sommet-là, aucune formule
n’avait fait l’objet d’un consensus. Pourtant, il se dégage, malgré tout, un
sentiment d’optimisme. Parce que les dirigeants africains semblaient avoir pris
conscience de cet optimisme et s’étaient engagés avec détermination auprès du
secrétaire général de l’organisation, Monsieur Edem Kodjo. Lequel déclarait solennellement,
le 5 avril 1981 à Freetown, lors d’un sommet de l’organisation, ceci :
« Ou l’on adopte les textes relatifs à la force de défense qui
impliquent l’institution d’une structure de crise, ou l’on crée un organe
« ad hoc », chargé d’intervenir en cas de crise majeure. Mais il
n’est pas possible de laisser le vide institutionnel actuel se maintenir ».
Malgré cette dynamique vers la recherche d’une solution à la sécurité du
continent, cette Force Africaine de Défense n’a jamais vu le jour…
Mais à défaut d’une Armée
africaine, la Cedeao semble prendre les devants pour mobiliser une force
militaire à chaque fois que besoin il y aura…
Effectivement ! Pendant que les dirigeants
africains des autres régions du continent s’interrogent dans les coulisses de
l’UA sur l’avenir d’une hypothétique force continentale, la Cedeao a déjà pris
de l’avance dans l’organisation et la défense de son espace économique. Parce
qu’à chaque fois que son intégrité sous-régionale est menacée, elle essaye de
mettre en place une structure militaire collective capable de dissuader ou de
limiter les dégâts. Non seulement de limiter les dégâts et conflits, mais aussi
et surtout d’éviter l’interventionnisme étranger sur le continent africain.
Mon colonel, qu’est-ce qu’une
Force Armée ?
Bonne question ! Comme le disait Julien Freud,
une force armée peut être une institution discontinue et temporaire qui remplit
une mission sous la conduite d’un chef régulièrement prévu ou reconnu pour la
circonstance mais qui se disloque une fois que le danger est passé ou écarté.
Elle peut aussi être une institution continue au sens du service public et
permanent, constituant un ensemble organisé, hiérarchisé et discipliné
possédant des locaux propres, avec bureaux, qui prépare la troupe aux éventuels
combats, élabore les plans stratégiques d’attaque ou de riposte en fonction de
la situation des ennemis possibles et accomplit sa mission politiquement
définie en cas de guerre…
Là, vous nous parlez de caserne
abritant des locaux et autres bureaux pour accueillir une force armée
africaine. Pensez-vous que le lieu de stationnement d’une telle force a pu
poser problème au point d’entraîner son échec ?
Justement ! C’est pour cela qu’à défaut d’une
armée africaine régulière, les « progressistes » souhaitaient une
armée panafricaine pour libérer, à l’époque, le continent du colonialisme et de
l’apartheid. Pendant ce temps, les modérés, craignant un déplacement de
l’impérialisme, de la puissance coloniale à la puissance africaine, préféraient
l’autonomie politique et militaire, et le règlement des conflits par voies
pacifiques. Mais aujourd’hui, nous ne sommes plus dans cette situation du fait
que l’indépendance politique est acquise sur l’ensemble du continent. Et face
aux préoccupations socio-économiques, l’Afrique a besoin d’une vraie force
armée régulière puisqu’il n’y aura pas de développement sans la sécurité. Or,
cette force ne peut être qu’africaine. C’est bien là qu’il faut s’interroger
sur la question : « Quelle Armée faut-il pour l’Afrique ?
On vous pose la question :
quelle Armée faut-il pour l’Afrique ?
D’abord quand on parle d’Armée, on pense aussitôt à
la Sécurité. Et « La sécurité » est une notion difficile à
appréhender. Dans sa définition littéraire, c’est une situation où l’on n’a
aucun danger à craindre, alors qu’ici, il s’agit bien d’une traduction d’un
principe de la guerre développé par Clausewitz et qui concerne la liberté
d’action. C’est un droit reconnu à tous, mais tellement flou qu’en son nom, les
affrontements les plus fratricides ont opposé les plus légitimistes. La
principale difficulté à sa perception réside dans la détermination du seuil de
sécurité sur lequel on s’interroge encore ! Sur quels critères peut-on
l’établir ? Au nom de quel droit ? de la morale ? de la
force ? Face à ses propres contradictions, aux convoitises dont elle est
l’objet, aux rivalités qui la déchirent, comment l’Afrique pourra-t-elle
préserver sa sécurité et celle des États qui la composent si elle ne dispose
pas de structures politiques et militaires crédibles et dissuasives,
c’est-à-dire d’une Force Armée ? En tout cas, de son histoire
post-coloniale encore récente, l’Africain retient que les nombreuses
interventions étrangères dans les affaires intérieures des États africains sont
bien souvent provoquées par des Africains. Pourtant ni le poids démographique,
ni des préoccupations politiques, économiques ou sociales ne devraient
justifier la manipulation des autorités locales. Malheureusement, c’est bien
souvent pour la conquête, le rétablissement ou la consolidation du pouvoir que
les forces étrangères sont toujours appelées à la rescousse. Ainsi, par la
versatilité de leurs dirigeants, ces jeunes États développent entre eux des
relations conflictuelles ou de méfiance. Donc pour vous dire que dans le
règlement des conflits, on fait plus confiance à l’étranger au continent qu’a
son voisin. Malgré tout, la tendance n’est pas au désespoir, car depuis le
débarquement sur le continent de 50.000 Cubains et 15.000 Allemands de l’Est,
dans la guerre d’Angola, les États dits « modérés » ont pris
conscience de leur vulnérabilité et du danger qui pèse globalement sur leurs
régimes politiques.
Déjà en 1978, la prise de conscience du danger
communiste s’était manifestée par une volonté politique exprimée dans la
création d’une Force Inter-Africaine mise sur pied et envoyée au Shaba. Une
Force constituée par le Maroc, le Sénégal, le Togo, la Côte d’Ivoire et le
Gabon. D’ailleurs, j’étais le commandant de ce bataillon sénégalais au Shaba.
Fort d’une grande expérience au Shaba, je suis bien placé pour vous dire que
toute composition d’une Armée africaine doit tenir compte de la nature des
troupes qui doivent être socialement et culturellement adaptables dans le
milieu, sous peine de problèmes importants sur le terrain. Ayant vécu la
réalité sur le terrain de Kolwezi, il est maintenant certain qu’il n’est pas
simple de réunir une force homogène composée de troupes d’Afrique blanche et
d’Afrique noire. Mieux, à Kolwezi, la durée du séjour a été plus supportable
pour les contingents ayant réussi à intégrer les populations zaïroises que pour
les soldats marocains. Vous voyez, les différences culturelles entre les deux
communautés sont telles que l’équité et la tolérance y sont difficilement
réalisables. D’où la difficulté de créer et de commander une Armée africaine
qui se veut homogène et efficace. Quelle Armée faut-il pour l’Afrique ? Il
faut ouvrir le débat aux jeunes officiers ou élèves officiers compte tenu de
l’actualité politique et militaire qui secoue le continent…
Revenons un peu sur l’opération
Kolwezi. Dans notre dernière édition, vous nous avez raconté en exclusivité la
montée en puissance du bataillon des paras pour le Zaïre…
(Rires) Vraiment vous aimez beaucoup l’expression
« montée en puissance » ! Je vous ai dit la fois passée qu’il
n’y avait pas de montée en puissance dans un bataillon d’élite comme le
Batpara…
Donc, c’est quoi la montée en
puissance d’un bataillon... ?
En bref, c’est préparer un bataillon physiquement
et militairement pour qu’il soit apte et prêt pour le combat ou la guerre.
Alors que dans un bataillon d’élite comme celui des parachutistes, les troupes
s’entraînent régulièrement à travers des manœuvres militaires pour maintenir
intacte leur capacité d’intervention rapide. Tout cela pour dire que le bataillon
des paras est toujours prêt à intervenir partout, n’importe quand et dans
n’importe quelle circonstance.
Mon colonel, que s’est-il passé
cette année-là au point que la communauté africaine ait fait appel à un
contingent sénégalais pour le Zaïre ?
L’engagement de l’Armée sénégalaise au Zaïre est
parti d’une première tentative repoussée par les forces zaïroises appuyées par
des troupes marocaines. C’était en 1977, on l’appelait « Shaba I ».
Et dans la nuit du 12 mai au 13 mai 1978, les gendarmes katangais attaquent en
force la ville de Shaba, c’était le début de « Shaba II ». Car des
milliers de combattants armés envahissent les villes minières de Kolwezi et de
Mutshasha. Et quelques jours après, des parachutistes français sautent sur
Kolwezi et progressent vers le centre-ville. Pendant ce temps, les chefs d’État
francophones, réunis à Paris, accèdent à la demande du président Mobutu
d’envoyer au Zaïre une force interafricaine. Et l’Armée sénégalaise y était par
le biais du bataillon des paras basé à Thiaroye.
Quels étaient les autres pays
composant cette force ?
Cette force interafricaine était composée de 5
contingents : Il y avait le Maroc avec 1.500 soldats, le Sénégal 600
soldats, le Togo 150, la Côte d’Ivoire 100 et le Gabon 50.
Où était positionné le contingent
sénégalais ?
Nous étions dans la zone minière de Kolwezi où mes
troupes ont montré qu’elles sont issues d’une grande Armée de métier. Les
Marocains étaient à Likasi et à Lubumbashi etc. Et pendant une année, les
contingents ont séjourné sans relève dans Shaba. À l’exception du corps médical
ivoirien.
Comment se fait-il que tous les
pays envoient des compagnies de combat alors que la Côte d’Ivoire participe
avec une section… d’infirmiers ? Cela veut-il dire que la Côte d’Ivoire
n’avait pas d’Armée ?
En tout cas, la Côte d’Ivoire avait envoyé un corps
médical réparti dans trois secteurs…
Quelle leçon avez-vous tirée de
cette expédition de 1978 pour les jeunes officiers et soldats de l’Armée
sénégalaise ?
D’abord, j’affirme et confirme que les soldats
zaïrois, ou congolais si on préfère, que j’ai vus sur le terrain font partie
des meilleurs du continent. Non seulement, ils sont athlétiques et disciplinés,
mais encore généreux et accueillants dans l’effort. Seulement, ils étaient mal
équipés, mal nourris et mal payés alors qu’ils vivent dans des conditions
atmosphériques déplorables. Comme de nombreux observateurs, j’ai été également
frappé par le déséquilibre entre contingents : 1.500 Marocains et 50 Gabonais
par exemple ! On constate aussi que le commandant du contingent le plus
important est le commandant en chef de la force, le colonel-major marocain
Khader Loubaris. De là, tous les dérapages étaient permis. Et les principes
d’équité dans le commandement souvent mis en cause. Car l’intérêt national
passe naturellement avant l’intérêt général. Et c’est souvent la manœuvre et la
délation qui remplacent les critères de professionnalisme. Sans oublier
l’accaparement de tous les postes de commandement importants ainsi que des
matériels majeurs par le pays d’origine du commandant en chef de la Force, au
détriment des autres contingents. C’est là une des nombreuses leçons à tirer de
l’opération « Kolwezi »… |Propos recueillis par Pape Ndiaye (Le
Témoin N°1085-Juin 2012)
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