Le football est le
sport le plus populaire en République démocratique du Congo (RDC). Loin d’être
seulement un jeu, c’est aussi une extension de l’arène politique : hommes et
femmes politiques s’y mêlent en cherchant à devenir présidents des clubs, avec
l’espoir de trouver ou renforcer des bases électorales à travers une popularité
sportive. En même temps, le pouvoir politique cherche aussi à contrôler les
grandes équipes afin de s’en servir pour des fins politiques.
Mais certaines
grandes équipes ont une particularité : elles disposent de structures qui
permettent de temps en temps aux supporters de sanctionner les présidents des
clubs. Elles diffèrent ainsi de beaucoup d’autres structures institutionnelles
en RDC, où la redevabilité des gouvernants envers les gouvernés est faible ou
inexistante. Bien qu’ils ne soient pas un modèle de la démocratie, les clubs de
football peuvent servir de leçon pour la création de futures organisations plus
démocratiques en RDC.
Introduction
Le 10 février 2023,
la Confédération africaine de football (CAF) publie un communiqué de presse
après une visite en République démocratique du Congo (RDC) pour évaluer l’état
des stades congolais. Des trois stades inscrits pour être homologués pour les
matchs internationaux africains, seul un d’entre eux est retenu par la CAF
comme répondant à ses critères : le stade TP Mazembe à Lubumbashi, où joue le
club Tout-Puissant Mazembe (TP Mazembe) de Moïse Katumbi. Cet ancien gouverneur
(2007 et 2015) de l’ex-province du Katanga est un homme politique qui avait été
empêché par l’ancien pouvoir de Joseph Kabila de se présenter à l’élection
présidentielle en 2018.
Ensuite, sa plate-forme politique, Ensemble pour le changement, intègre le gouvernement de Jean-Michel Sama Lukonde Kyenge sous le président Félix Tshisekedi. Une alliance entre adversaires – Katumbi avait soutenu le rival de Tshisekedi, Martin Fayulu, lors des dernières élections – se réalise. Mais le 16 décembre 2022, lors d’une interview avec Radio France internationale (RFI) et France 24, Katumbi annonce qu’il sera candidat à l'élection présidentielle, prévue fin 2023. Il rompt ainsi son alliance avec Tshisekedi.
La lettre de la CAF a dénombré plusieurs failles au stade des Martyrs de la Pentecôte à Kinshasa, le stade national où se jouent les matchs des Léopards (équipe nationale) et de trois prestigieux clubs de football de Kinshasa : le Daring Club Motema Pembe (DCMP), l’Association sportive Vita Club (AS V. Club) et le FC Renaissance. Les deux premiers demeurent les plus grands clubs de football de la capitale, en compétition avec d’autres grands clubs du pays tels que TP Mazembe, Football Club Saint Éloi Lupopo (FC Lupopo) et Sanga Balende.
Du côté de
Lubumbashi, le stade Kibassa Maliba où se jouent les matchs du FC Lupopo a
également connu le même sort que le stade des Martyrs. Le club de Katumbi offre
alors aux autres équipes (AS V. Club, DCMP et FC Lupopo) la possibilité de
jouer leurs matchs internationaux au stade TP Mazembe : « Le président Moïse
Katumbi confirme que le stade TP Mazembe a été construit pour la jeunesse
congolaise et toutes les équipes y sont les bienvenues. Le Chairman [Moïse
Katumbi] offre l’hospitalité de ce stade à tous les clubs congolais pour s’y
produire. »
Geste au nom de la solidarité sportive ou manœuvre
politique ?
Dans d’autres contextes, les clubs de sport se servent régulièrement des stades appartenant à des équipes rivales, pour différentes raisons. Déjà, en RDC, DCMP et AS V.Club se partagent le stade des Martyrs. Mais dans le contexte actuel dans le pays, nous assistons à une série de refus par les clubs concernés de jouer leurs matchs à domicile, dans le stade TP Mazembe : DCMP disputera ses matchs au stade du 11 novembre (Luanda, Angola) ;
AS V.Club au stade
Alphonse Massamba-Débat (Brazzaville, République du Congo) ; et FC Lupopo au
stade Levy Mwanawasa (Ndola, Zambie). Préférence, donc, de jouer à l’étranger
plutôt que chez Katumbi.
Le drame des stades non homologués ne se limite pas aux clubs des différentes Coupes d’Afrique. L’équipe nationale, qui doit affronter la Mauritanie en mars 2023 pour la qualification de la Coupe d’Afrique des nations (CAN), se retrouve également privée de son stade habituel, le stade des Martyrs. Après avoir annoncé qu’elle jouerait son match contre la Mauritanie au stade Japoma à Douala (Cameroun), de fortes contestations sur les réseaux sociaux ont accompagné une mise au point par le sélectionneur français des Léopards, Sébastien Desabre, qui précisait avoir opté pour le stade TP Mazembe comme premier choix pour le match de l'équipe nationale.
S’en est suivi une
réunion de la Fecofa le 20 février 2023, et elle finit par rétropédaler : les
Léopards joueront leur match contre la Mauritanie au stade TP Mazembe, peu importe
les « slogans hostiles au président [Tshisekedi] » qui pourraient y être
scandés.
Cet imbroglio autour
des stades démontre comment le sport, et particulièrement le football, est
influencé par la politique en RDC. AS V.Club a expliqué que son choix relevait
des questions financières liées à la proximité de Brazzaville avec Kinshasa.
Les autres équipes concernées n’ont donné aucune raison pour leur refus de
jouer au stade TP Mazembe. Mais en lisant entre les lignes, on comprend qu’il
s’agit des décisions politiques. Katumbi n’étant plus l’allié politique du
président Tshisekedi, il est hors de question que ces clubs, dont les
responsables sont tous alliés d’une manière ou d’une autre avec le pouvoir actuel,
jouent leurs matchs africains internationaux dans le stade d’un rival à la fois
sportif et, surtout, politique.
Ce rapport est basé
sur des entretiens avec des membres des comités de direction actuels et passés
des clubs de football, des supporters des clubs et des journalistes sportifs.
Il consiste en une évaluation et analyse de la politique et du football en RDC.
Il cherche, notamment, à comprendre la relation entre les deux, en faisant une comparaison
avec les partis politiques.
La politique et le football en RDC : contexte général
Le général Gabriel Amisi alias Tango Four, Aubin Minaku, ancien président de l’Assemblée nationale, Moïse Katumbi, Alphonse Ngoyi Kasanji, ancien gouverneur du Kasaï Oriental, André Kimbuta, ancien gouverneur de la ville de Kinshasa, Aimé Boji, actuel ministre du Budget. La liste des hommes politiques et officiers des FARDC qui sont ou ont été à la tête des clubs de football en RDC est impressionnante.
L’entremêlement de la politique avec le football en RDC ne date pas d’aujourd’hui. À l’époque du président Mobutu, les présidents des clubs de football étaient déjà politisés. Pendant cette période du parti unique, le Mouvement populaire de la révolution (MPR), ils se concurrençaient pour attirer l’attention des supporters et ainsi créer ou renforcer leur soutien du président Mobutu, tout en espérant recevoir son soutien politique en retour. En ce sens, le football est un « outil de communication » publique. Dans ce cas, les présidents des équipes sous Mobutu, comme la plupart des hommes politiques à cette époque-là, essayaient d’entrer dans les bonnes grâces du président en mobilisant des supporters pour le soutenir. En même temps, le MPR cherchait à s’approprier des équipes tout comme ces dernières cherchaient des parrains politiques et financiers.
L’une des
caractéristiques du football congolais, hier comme aujourd’hui, c’est que les
grands clubs sont souvent présidés par des personnalités proches du régime au
pouvoir. Au temps de l’ancien président Joseph Kabila, il en était aussi ainsi.
Aujourd’hui, les présidents de nombreux principaux clubs de football congolais sont,
à leur tour, acquis à la cause politique du président Tshisekedi. Mais à la
différence de l’ère Mobutu, le pluralisme politique a transformé le terrain du
jeu : alors que la plupart des grandes équipes appartiennent à des proches ou
sympathisants du pouvoir, d’autres, comme
TP Mazembe, sont présidés par des opposants. À deux reprises, Katumbi a rompu avec le pouvoir (de Kabila en 2015, et de Tshisekedi en 2023), tout en gardant sa place comme chairman de TP Mazembe. Dans ces deux cas, Mazembe est ainsi devenu un outil qui continue à renforcer la renommée de Katumbi et, dans certains cas, de mobiliser des supporters qui pourraient soutenir sa candidature à la présidence.
Lorsqu’on évoque les
espaces de mobilisation en RDC, on pense aux partis politiques ou à la société
civile. Cette recherche emploie le concept d’espaces de mobilisation au sens
large : il prend le football comme lieu d’analyse de la politique. Loin d’être
un milieu neutre, le sport, et notamment le football, est également un lieu où
se joue la politique. Alors que les études sur la société civile et les partis
politiques en RDC sont nombreuses, il y a très peu de recherches sur la politique
et le football en RDC.
Enjeux sportifs et politiques
« Je suis supporter du club depuis longtemps. » Ainsi débute le narratif habituel de beaucoup de dirigeants des clubs de football en RDC. Car si les hommes et femmes politiques ont tendance à se mêler du football, ce n’est pas n’importe quelle personnalité qui peut devenir président d’un club. En effet, l’amour du club et du football – souvent à travers un passé de supporter – est tout de même important lorsqu’il faut choisir un président d’un club. Il s’agit pour beaucoup d’un critère nécessaire, mais pas suffisant pour accéder à la tête de ces institutions. Plusieurs supporters ont également exprimé cette idée.
Un président
sectionnaire de DCMP explique : « Nous acceptons les politiques, mais qui ont
d’abord été fans du club reconnus. Nous n’acceptons pas les inconnus ». On cite,
par exemple, le général Amisi (Tango Four) comme étant un grand supporter de l’AS
V. Club depuis sa jeunesse, avant sa présidence de ce club (entre 2007 et 2020).
Il en va de même pour Minaku et Vidiye Tshimanga et DCMP ainsi que pour Bestine Kazadi, actuelle représentante du président Tshisekedi auprès de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) et présidente de l’AS V. Club. Il va sans dire que les présidents que nous avons interrogés directement ont tous aussi souligné avoir été supporters du club qu’ils dirigent ou ont dirigé.
Pour comprendre les
enjeux des clubs en RDC, il faut commencer par reconnaître la place importante
du football dans la société congolaise – le sport qui y est de loin le plus
populaire. Le jeu mondial est à la base, comme ailleurs, une plate-forme à travers
laquelle se construisent amitiés, respect mutuel entre adversaires et qui
contribue à la production de grands moments d’émotion collective partagée – le
fanatisme, parfois ritualisé. En ce sens, il représente une des institutions
les plus importantes en RDC, avec les églises et les partis politiques, qui
sont capables d’une mobilisation collective, voire civique. Dans quelle mesure
la mobilisation autour des clubs de football par leurs supporters et fanatiques
constitue-t-elle, pour les hommes politiques, une force qu’ils sont capables d’exploiter
pour des raisons politiques ou électorales ?
Certains voient une relation claire et non ambiguë entre présider une équipe et en tirer profit politique. Mais en réalité, il n’existe pas de règle générale qui englobe tous les rapports entre la gestion des clubs de football et la popularité politique.
À la différence des
grandes équipes football internationales, qui ont des sponsors commerciaux,
celles de la RDC dépendent financièrement, en grande partie, des contributions
de leurs présidents. Ceci pour attirer des joueurs de qualité, de les payer et
de soutenir les activités de l’équipe de manière générale. Pour beaucoup de
présidents des clubs (mais pas tous), gérer une équipe n’est pas une activité
financièrement rentable. Un président provincial d’un grand club de Kinshasa
nous a indiqué que les hommes d’affaires qui, selon lui, sont « toujours
derrière [leurs] bénéfices » et qui deviennent présidents sont souvent déçus :
« Ne venez pas dans le club pour faire des rêves de bénéfices, c’est compliqué.
» Quels sont les autres intérêts – non financiers – qui poussent alors les hommes
politiques à s’impliquer dans le football ?
Depuis le
rétablissement des élections multipartites en RDC en 2006, la popularité individuelle
est devenue pour beaucoup une condition sine qua non pour se faire élire et
réélire. Bien que certains députés nationaux et provinciaux se fassent élire
grâce à leur appartenance à une liste d’un parti ou regroupement politique,
d’autres sont élus grâce à leur popularité individuelle. Et cette popularité
individuelle se crée, entre autres, à travers des actes de communication
publique. C’est ainsi que l’on voit, par exemple, la Fondation Gode Mpoy,
appartenant au président de l’Assemblée provinciale de Kinshasa, passer avec un
camion de lavage de route avec le nom de la fondation inscrite sur le côté.
Dans le cas du football, l’élément le plus important pour garantir la
popularité du président du club, ce sont les victoires.
Mais est-ce que
présider un club de football est un bon moyen d’obtenir une popularité
politique ? Un journaliste sportif nous offre une réponse : « Les chefs d’État
ont tellement échoué qu’ils s’accrochent derrière une passion pour apprivoiser
les esprits. Parce que si on laisse le secteur être libéral, ils vont perdre
l’électorat comme ils sont impopulaires. Pour garder leur électorat, ils
infiltrent leurs hommes [dans des clubs de football]. Ces derniers viennent comme
des gestionnaires et mettent beaucoup d’argent, non pour que les clubs en
profitent, mais pour entretenir les esprits afin que demain la politique gagne.
» Dans cette logique, les hommes et femmes politiques chercheraient donc à
mitiger leurs bilans peu convaincants dans la politique en se créant un soutien
populaire qui provient de quelque chose (football) d’en dehors de la politique.
La prémisse est claire : (re)trouver une popularité politique à travers une
popularité sportive, ce que Kristof Titeca et Albert Malukisa appellent «
lavage de réputation ». Une autre source, ancien président de club, explique
que le politique entre dans les clubs de foot puisqu’ils sont « en quête d’une
base : il veut être élu député ou autre chose.
Ou encore un politique qui veut avoir une assise populaire pour maîtriser la base ». Ici donc il y a aussi le besoin de création d’une notoriété. En effet, plusieurs de nos sources ont affirmé que le but principal des politiques à se mêler du football est de faire ou renforcer leur notoriété23. Un président d’un club de football a signalé au chercheur GEC/Ebuteli qu’il utilisait souvent les supporters de l’équipe pour ses manifestations politiques et que ces derniers étaient même majoritaires dans ses soutiens lors des manifestations publiques. Il a aussi avoué que le sport lui avait apporté une notoriété d’envergure nationale à travers son équipe. Ceci ne se limite pas aux présidents des clubs, mais s’applique aussi à certains joueurs : l’exemple de Robert Kidiaba, ancien gardien célèbre de TP Mazembe, qui s’est fait élire comme député provincial dans le Haut-Katanga. D’autres sources, peut-être moins critiques, ont plutôt souligné l’amour du club et du football comme raison principale des politiques de vouloir diriger des équipes en RDC.
Cependant, l’investissement dans un club de football ne garantit pas le succès politique. Comme le souligne un président actuel d’une équipe, la notoriété gagnée à travers le football n’est qu’une première étape : elle sert à vous faire connaître, mais c’est insuffisant pour vous faire élire. Pour cela, il faut également faire ses preuves, surtout à travers les victoires. Sans succès sur le terrain du jeu, le succès politique est loin d’être garanti : « Pour être président d’un club de football, il faut être envoûté », lâche-t-il, car les fanatiques l’insultent au stade, et il y a beaucoup de pression pour gagner.
Hormis les bénéfices
potentiels pour les acteurs politiques individuels, les clubs de football dont
le pouvoir s’est accaparé sont parfois appelés à soutenir le régime. Une autre
source, ancien haut dirigeant d’un club, nous a également confié avoir parfois
mobilisé des supporters de son équipe, sur demande de l’Agence nationale de renseignement
(ANR), pour affronter des manifestants de l’opposition. Ceci démontre la façon
dont le pouvoir se sert également de son implication dans les clubs de football
pour des fins politiques. Jacques Kyabula, actuel gouverneur du Haut-Katanga,
est élu président de coordination de FC Lupopo en juillet 2021, après avoir
adhéré à l’Union sacrée de la nation (USN) du président Tshisekedi. À ce
moment-là, Katumbi n’est pas encore officiellement candidat à la succession de
Tshisekedi, mais les signes de leur antagonisme politique sont déjà présents.
Le passage de Kyabula à la tête de FC Lupopo devient une extension sportive d’une rivalité politique. Une autre source, président sectionnaire de DCMP, nous a indiqué que le club avait mobilisé des gens lors des élections de 2018 pour voter pour le Front commun pour le Congo (FCC), et que cette coalition présidentielle avait, à l’époque où le FCC était au pouvoir, contribué au financement du club.
L’ingérence des
politiques dans la gestion des clubs de football sert donc à la fois à leur
apporter popularité politique tout comme elle peut leur permettre de servir des
objectifs politiques du pouvoir en place. Comment se comparent les clubs de
football avec les sphères officielles de mobilisation politique, c’est-à-dire
des partis politiques ?
Clubs de football et partis politiques : réflexions comparatives
Le Groupe d’étude sur le Congo (GEC) et Ebuteli ont récemment publié deux rapports sur les partis politiques : l’un sur l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS) et l’autre sur le Parti du peuple pour la reconstruction et la démocratie (PPRD). L’un des éléments importants qu’ont soulevé ces deux études, c’est la façon dont ces deux partis – et les partis politiques en RDC en général – sont dominés par leurs leaders. Dans le cas du PPRD, il s’agit de l’ancien président Kabila et à l’UDPS, Étienne Tshisekedi d’abord et ensuite son fils Félix Tshisekedi. Ces partis ont une gestion non démocratique et, surtout, n’ont pas de véritable redevabilité envers leurs bases. Les partis semblent appartenir à leurs fondateurs ou à leurs leaders. Tel est aussi le cas, par exemple, de l’Union pour la nation congolaise (UNC) de Vital Kamerhe, d’Engagement pour la citoyenneté et le développement (ÉciDé) de Martin Fayulu ou même d’Ensemble pour la République de Katumbi. Ce dernier a été critiqué lorsqu’il a annoncé, avant la tenue du congrès de son parti en décembre en 2022, être déjà candidat à l’élection présidentielle de 2023. Pour certains, cela démontre que le congrès du parti n’est qu’une approbation les yeux fermés d’une décision prise en avance.
Les structures
associatives sont en effet, de manière générale, fortement hiérarchisées en RDC.
Dans ce type d’organisation, les présidents dominent souvent les structures de
prise de décision, et les membres ordinaires n’ont pas forcément de pouvoir
réel de sanction du président ou du comité de gestion. Qu’en est-il alors des
clubs de football ?
À la différence des
partis politiques, les présidents des grandes équipes de football changent
régulièrement. Un président de club et député national nous l’a expliqué en ces
termes : « Les grands clubs de football appartiennent à des endroits, pas à des
individus34. » Cette distinction est importante : elle explique comment le
contrat social entre présidents de grandes équipes et leurs supporters est
caractéristique d’une notion de leadership et de relation avec la base (les
supporters) qui diffère des partis politiques.
Le club n’appartient pas à son président
Plusieurs supporters que nous avons interviewés ont eu des propos qui dénotent une conception du pouvoir et du rapport de forces au sein des clubs où les présidents doivent être redevables envers leurs « bases » (les supporters formels et plus globalement les fanatiques).
« Sans les
supporters, Daring ne peut plus exister », a soutenu même un président
sectionnaire du DCMP. Un autre président sectionnaire du même club, parlant de
la décision de son conseil d’administration de faire partir son président,
Vidiye Tshimanga (conseiller spécial en matière stratégique du président
Tshisekedi à l’époque) en avril 2022, a dit : « Ce que je reproche au président
Tshimanga c’est qu’il n’a pas voulu collaborer avec les autres ; il a géré
Daring à sa façon, lui-même. Or, Daring est comme le globe terrestre, ça pèse.
Et ça l’a conduit à sa perte [du pouvoir]. S’il avait collaboré avec ceux qu’il
a trouvés au club, il allait peut-être réussir son mandat. Chez nous, a-t-il
conclu, nous avons un slogan : les supporters gagnent toujours ».
En d’autres termes,
le refus de gérer le club de manière collaborative avec les supporters aurait,
selon cette source, conduit à l’éjection du pouvoir de Tshimanga : une forme,
peut-être, de sanction qui fait preuve d’une certaine redevabilité. Un
président sectionnaire de l’AS V. Club souligne le caractère non protocolaire que
peuvent prendre les relations entre supporters et présidents : « Lorsque nous,
les présidents provinciaux des supporters, sommes en réunion avec maman Bestine
[Kazadi], nous ne voyons plus la casquette de conseillère du président de la
République. Elle est simplement présidente de V.Club et s’il y a des sujets à
traiter, il y a des discussions terribles et à la fin on trouve des compromis.
(...) Tu peux
l’appeler même à minuit, elle va répondre au téléphone ».
Les grands clubs de football kinois ne sont pas des utopies démocratiques. Plusieurs sources ont également confirmé que le soutien financier des présidents des équipes leur donnait un certain pouvoir : « La main qui donne, c’est celle qui est au-dessus », rappelle un journaliste sportif. Cependant, ce pouvoir n’est pas absolu.
L’histoire de FC Renaissance
est un cas instructif sur le rapport entre président et supporters. FC
Renaissance est créé en 2014 à la suite d’une scission au sein de DCMP.
Un président sectionnaire explique que, selon lui, cette scission a eu lieu « pour créer [une] équipe des supporters et non l’équipe d’un individu. » Il considère ainsi que les supporters sont les « gardiens du temple » avec qui on doit gouverner l’équipe : « Un dirigeant qui arrive ne doit pas minimiser les supporters. Celui qui se met à dos les supporters prépare sa propre chute. » Mais le pouvoir de cette base dépendrait de ses propres initiatives :
« [Les] supporters doivent obliger [les] dirigeants [de club] à mettre en place des mécanismes pour les associer ou pour qu’ils contribuent, en créant [par exemple] des boutiques pour leur permettre d’acheter des articles de l’équipe. Cela va permettre aux supporters de se sentir capables d’avoir un mot à dire quand ça ne va pas ».
Cette version de l’histoire néglige le fait que le conflit au sein de DCMP à l’origine de la création de FC Renaissance était d’abord entre individus. Notamment entre Pascal Mukuna, alors administrateur de DCMP et Tshimanga, président du club de l’époque. À la suite d’une série de défaites, certains supporters ont décidé de quitter DCMP, et ils ont été ralliés par Mukuna pour créer ce « club des supporters ». Mais la suite n’a pas été aussi belle que souhaité pour les supporters. Peu de temps après la création de FC Renaissance, ce club est passé sous l’emprise de Mukuna, au point où il a proclamé en être le « propriétaire ». Cette équipe semble avoir trahi sa cause originelle, ce qui l’a poussée dans une crise interne.
Le cas de FC
Renaissance démontre combien la redevabilité ou le pouvoir des supporters au
sein des clubs est fragile, et soumis à des manipulations. Un journaliste
sportif pense que les supporters ne reconnaissent pas leur pouvoir collectif :
« Les supporters sont des vrais patrons qui s’ignorent. » Selon lui, les
manipulations politiciennes ont atteint un degré où les supporters sont « là,
mais ils sont affaiblis par le système politique ». Le bilan sombre dressé par
cette source nous montre à quel point, sans doute, il existe un fossé entre
l’idéal (où les présidents des clubs seraient redevables à leurs supporters) et
la réalité. Mais ce n’est pas pour autant que la base des clubs de football
congolais est totalement impuissante.
Il existe cependant
d’autres formes organisationnelles dans le football congolais qui permettent à
un président d’avoir une mainmise plus formelle sur les clubs. Un homme
politique et ancien président de club explique d’abord que la différence entre
un parti politique et un club de football est qu’au sein des partis, « il y a
la discipline. Ce que décide le président de concert avec le comité ou
l’assemblée générale s’applique et s’impose ». Si Katumbi a réussi à rester
aussi longtemps président de TP Mazembe, c’est peut-être en partie grâce au
fait que le club est une société. En novembre 2009, deux ans après que Katumbi est
devenu gouverneur de l’ancienne province du Katanga, TP Mazembe se transforme
en société par action à responsabilité limitée. Comme l’explique un dirigeant de
Mazembe, Katumbi est « l’actionnaire majoritaire et nous sommes là comme comité
pour la gouvernance, mais en termes de propriété, Mazembe appartient à Moïse Katumbi
». Pour ce membre du comité de Mazembe, cette façon d’organiser l’équipe
favorise la stabilité ou la constance dans la gestion « parce que les mêmes
supporters qui vous lapident aujourd’hui, ce sont les mêmes qui vont vous
applaudir demain ».
Conclusion
Pour promouvoir la
redevabilité politique au sein de l’État congolais, il faut d’abord comprendre
la redevabilité dans d’autres institutions ou espaces de mobilisation civique.
C’est l’une des
prémisses de la série de rapports Mukalenga wa Bantu. Si les précédents
rapports dans cette série ont traité des organisations plus explicitement
engagées dans la politique, la présente étude prend comme objet une catégorie
d’institution qui, formellement, est censée être apolitique : le club de
football.
Nous avons démontré au long de ce rapport comment la politique et le sport sont entremêlés à travers la présence des hommes et femmes politiques à la tête des clubs. Au cœur de cette relation se trouve un jeu de pouvoir : d’un côté, la recherche par les politiques d’une base, ou d’un électorat, en essayant de convertir la notoriété liée au sport en popularité politique et, de l’autre, des tentatives par le régime en place d’utiliser des publics sportifs pour des fins politiques. Si ces jeux de pouvoir ont un degré d’efficacité, c’est grâce au pouvoir du jeu : le football suscite des passions et des rassemblements collectifs qui sont plus forts que ceux dans bien d’autres secteurs de la société, à l’exception peut-être des milieux religieux.
La particularité
chez les grands clubs de football est qu’à la différence de beaucoup
d’associations, de partis politiques et d’autres structures civiques en RDC,
ils n’appartiennent pas éternellement à leurs leaders. En partie, ceci est dû au
poids que représentent les supporters et fanatiques au sein de ces clubs. Ils
sont capables de remettre en question la gestion du club et même, dans une
certaine mesure, de sanctionner les dirigeants. Une forme de redevabilité, donc.
Cependant, ces clubs ne sont pas des panacées de la démocratie : les risques de
dérives sont omniprésents, les manipulations du bas par le haut sont toujours à
l’ordre du jour. La façon de conduire la politique en RDC influe toujours sur
ces clubs comme dans d’autres structures non formellement politiques.
Néanmoins, les grands clubs de football au Congo semblent contenir, en leur
sein, des relations entre gouvernants et gouvernés qui sont plus démocratiques
que, par exemple, dans les partis politiques.
Peut-être qu’il est
question d’une longévité qui a pu faire ancrer ces clubs comme véritables
institutions à caractère plus ou moins démocratique : AS V. Club est fondé en
1935, DCMP en 1936 et TP Mazembe en 1939 – bien avant les partis politiques,
qui étaient interdits jusqu’à la fin des années 50. Quoi qu’il en soit, les
bâtisseurs du Congo nouveau feraient bien de regarder d’autres modèles
d’organisation interne, pour éviter de créer des institutions qui appartiennent
à des individus, où la redevabilité envers la base n’existe point. Les clubs de
football pourraient servir d’un exemple parmi d’autres.
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